Aux origines des interdits alimentaires

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Oct 16, 2024 - 09:40
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Aux origines des interdits alimentaires

Une contribution de Khider Mesloub – L’évocation de l’interdit alimentaire est instantanément associée à la religion. Pour la majorité de l’opinion publique mondiale, l’interdiction alimentaire s’explique par des raisons confessionnelles. Qu’en est-il en vrai ? L’interdit alimentaire est-il d’origine religieuse ?

Une chose est sûre, les interdits alimentaires existaient dès avant les grandes religions. Les tabous alimentaires existent depuis la nuit des temps, qu’il s’agisse d’interdits alimentaires formels comme celui du porc ou informels comme ceux qui consistent à ne pas manger d’insectes, de serpents ou encore de chiens.

«Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es !» Le fondement de nombreuses sociétés s’enracine dans les interdits érigés en tabous. Pour elles, l’honneur s’alimente à la source des interdits, notamment d’ordre alimentaire. Et le tabou alimentaire ne souffre aucune transgression. Le tabou alimentaire est depuis la nuit des temps constitutif de l’identité de nombreuses sociétés. Globalement, un interdit alimentaire est le refus de consommer certains aliments. Maints interdits alimentaires sont bien connus. Notamment le hallal musulman et le casher juif. Ces deux religions interdisent la consommation du cochon. En Inde, les Hindous interdisent, quant à eux, la consommation de la vache. Curieusement, sur des millions d’espèces animales, le tabou alimentaire frappe uniquement ces deux animaux, le cochon et la vache. Pourquoi l’interdit ne s’applique pas au mouton, à la poule, à la sardine ? Preuve du caractère social de ce tabou alimentaire. En effet, les interdits alimentaires s’inscrivent dans un système social archaïque primitif. Ces interdits sont antérieurs aux religions monothéistes. Et plus anciens même que l’agriculture et l’élevage. Le premier interdit alimentaire d’origine sociale connu est celui des peuplades de chasseurs-cueilleurs, qui interdisaient de tuer et de manger l’animal fétiche de la tribu, l’animal érigé en emblème de la peuplade elle-même.

Dans cette période d’hominisation caractérisée par le passage du primate à l’homme, et dominée par l’anthropomorphisme, c’est-à-dire cette tendance à attribuer aux animaux des réactions humaines, l’homme considérait à l’époque chaque tribu comme un peuple animal d’une espèce bien particulière. La tribu du lapin, par exemple, ne pouvait pas tuer ni manger son propre animal fétiche, le lapin. Animal fétiche souvent tatoué sur la peau des membres de la tribu. Dans cette période primitive encore marquée par l’indistinction entre l’espèce animale et humaine, l’interdit pouvait s’élargir aux animaux des tribus alliées, car tuer l’animal sacré d’une tribu était considéré comme tuer des membres de cette tribu.

A cette époque reculée, les hommes et femmes pensaient que les esprits animaux s’exprimaient au sein du cerveau humain. Aussi, les chamanes, ces personnes spécialisées dans les contacts avec les esprits animaux, avaient pour mission d’expliquer à la tribu si tel animal pouvait être chassé ou préservé. Autrement dit, interdit d’être mangé, car la vocation de la chasse autrefois était purement d’ordre alimentaire. On chassait le gibier pour se nourrir.

D’autres motifs d’interdiction alimentaire pouvaient être d’ordre médical (la provocation de la mort de plusieurs membres d’une même tribu par l’absorption d’un aliment carné pouvait entraîner son interdiction, sa répulsion), diététique, une diététique liée aux règles de vie de chaque tribu. A contrario, certains aliments étaient très prisés, donc fortement conseillés et consommés du fait de leurs supposées vertus curatives, sexuelles, énergisantes. Phénomènes toujours en vogue à notre époque moderne.

Dans ces sociétés archaïques, les interdits alimentaires participaient également de la construction de la conscience sociale des membres de la tribu, du pouvoir de contrôle de leur vie, une vie qui n’est plus placée sous la dépendance de la nature mais de l’homme maître de lui-même. Pour ces tribus, ériger l’interdiction de consommer tel aliment carné, c’est s’émanciper de l’animalité. C’est accéder à l’humanité. Au contrôle de soi. A la distinction.

En effet, pour certaines tribus, pour se démarquer et se distinguer des autres tribus, elles érigeaient des rites contraignants, notamment d’ordre alimentaire afin de rappeler que tout groupement humain n’observant pas de tels usages rituels demeure étranger, et donc doit se tenir à distance. C’est-à-dire s’interdire de nouer des relations étroites avec la tribu aux particularismes culturels et culinaires distincts. Notamment s’interdire tout lien marital.

L’interdit alimentaire peut se révéler ainsi un moyen de distinction. De différenciation. De discrimination. Donc de protection de la communauté. Par l’érection des notions du pur et de l’impur, du licite et de l’illicite, incarnées notamment dans l’interdit alimentaire ou l’imposition d’un rite culinaire, la société œuvre à sa structuration mais de manière différenciée et figée. Discriminante. Par cette structuration différenciée et figée, elle s’oppose fondamentalement et durablement à toute communauté qui n’applique pas ses observances rituelles, notamment alimentaires.

Les sociétés où dominent les religions monothéistes ont chacune érigé des règles alimentaires distinctes (hallal, cachère, poisson ou laitage le vendredi, etc.). D’autres sociétés régies par des doctrines religieuses polythéistes, notamment en Inde, interdisent toute consommation de viande, tout égorgement d’un animal pour s’en nourrir. Cela étant, bien des sociétés antiques étaient fondées sur des interdits alimentaires. Dans l’antique société grecque, Apollonius de Tyane préconisait le végétarisme, considérant la viande comme impure.

Dans le monde musulman, manger halal (licite) signifie se nourrir uniquement d’aliments conformes aux prescriptions de l’islam. Les règles du licite et de l’illicite (haram) s’appliquent dans tous les domaines de la vie du musulman, notamment dans l’alimentation. Selon certains spécialistes, y compris le jeûne, l’abstinence alimentaire, revêtit originellement une finalité rituelle sacrificielle. Dans les religions monothéistes musulmane et judaïque, le jeûne peut avoir une dimension purificatrice, fortifiante. Dans la première situation, il permet au croyant d’absoudre ses péchés. Dans la seconde situation, il lui permet de régénérer sa force spirituelle.

Nous avons écrit que le tabou alimentaire est un vecteur d’unification et de consolidation communautaire. Cependant, il peut également constituer un ferment de scission, un agent de schisme. D’affirmation identitaire distinctive. De tremplin à un regroupement confessionnel spécifique en pleine émergence. C’est ce qui s’est passé avec les dissidents juifs fondateurs du christianisme. Les prescriptions alimentaires juives sont définies par les règles de la cacherout. La cacherout concerne essentiellement les aliments d’origine animale, et implique le respect d’un rite d’abattage. La cacherout permet de déterminer si un aliment est ou non permis à la consommation, en fonction de sa provenance et de sa préparation. Dans la société hébraïque, les aliments en conformité à ces lois sont dits kascher, c’est-à-dire «convenables» ou «aptes» à la consommation. La Thora interdit formellement aux juifs de consommer des aliments impropres.

Du fait de leur origine juive, les premiers chrétiens ont dès l’origine été confrontés à la question de la cacherout. Aussi, pour signer leur rupture et marquer leur différence, les nouveaux adeptes de la religion chrétienne, originellement d’obédience juive, ont considéré qu’ils représentaient une «nouvelle alliance», laquelle dépassait et rendait inutile les prescriptions de l’ancienne alliance passée avec la communauté hébraïque, notamment les prescriptions alimentaires définies par les règles de la cacherout.

Les fondateurs du christianisme ont rompu avec les tabous alimentaires hébraïques pour se dissocier de leurs anciens coreligionnaires, affirmer leur nouvelle identité sociale fondée sur des observances cultuelles fondamentalement distinctes. Depuis lors, la doctrine et la pratique chrétiennes ont ainsi abouti au refus de tout tabou alimentaire.

Au vrai, le véritable mobile de cette rupture d’avec les tabous alimentaires juifs est d’ordre prosélytique. Les premiers chrétiens, lancés à marche forcée dans une offensive de prosélytisme, ne pouvaient convertir de nouveaux adeptes que parmi les populations non juives. Or, ces dernières étaient dépourvues d’interdits alimentaires similaires. Aussi les premiers chrétiens d’origine juive devaient-ils assouplir leurs règles alimentaires. S’adapter aux traditions et coutumes culturelles et culinaires des populations non hébraïques. Ils ont dû sacrifier non seulement leurs tabous alimentaires juifs mais également la circoncision rituelle des garçons.

Historiquement, le «Concile de Jérusalem», en 70 de notre ère, aurait suspendu pour les fidèles d’origine païenne l’obligation de respect des prescriptions alimentaires de la Loi juive. Ni le Nouveau Testament ni les Pères de l’Eglise n’évoquent quelque interdit alimentaire. Et l’idée selon laquelle l’Eglise aurait interdit globalement la viande de cheval est considéré par les historiens comme un mythe.

C’est au prix de ses sacrifices culturels et culinaires que le «christianisme judaïque» embryonnaire a alimenté sa croissance cultuelle. En dehors de son berceau oriental judaïsé. En Europe. Sur ce dernier continent caractérisé par l’absence de tout interdit alimentaire, à l’époque de l’inquisition espagnole, pour traquer et débusquer les nouveaux chrétiens d’origine juive ou musulmane soupçonnés de conversion insincère, le pouvoir royal et ecclésiastique a fait du refus de la consommation du porc un critère de repérage de la déviance.

Comme on vient de le souligner, les fondements des interdits alimentaires sont anthropologiques, sociaux. Il en est ainsi du porc. Plusieurs thèses ont été avancées pour expliquer l’origine de l’interdiction de manger le porc. La première thèse soutient que l’interdiction du porc s’expliquerait par le fait qu’il est dangereux de consommer du porc dans les climats chauds. Le porc est accusé d’être vecteur de la trichinose (maladie parasitaire). Or, cette thèse est, à notre époque moderne, remise en cause par les scientifiques. Les pays équatoriaux et tropicaux consomment abondamment la viande porcine. Pourtant on ne déplore aucune pathologie liée à la consommation du porc, notamment la trichinose.

La seconde thèse, soutenue par Wilfred Thesiger, affirme que les populations des marais des confluents du Tigre et de l’Euphrate, confrontées à la présence de cochons, espèce de sangliers extrêmement violents et destructeurs des récoltes, terrorisées par les ravages subis dans les cultures et parmi les habitants, ne songeaient nullement à les manger mais à les exterminer. Ces monstres destructeurs, les porcs, auraient tellement traumatisé les populations orientales qu’elles auraient fini par leur vouer une exécration congénitale, les bannir définitivement de leur territoire. Pour conclure, évoquons l’Interdit des interdits alimentaires : la consommation de la chair humaine, autrement dit l’anthropophagie.

De nos jours, et ce, depuis les temps les plus immémoriaux, l’interdit absolu de manger la chair humaine est ancré dans toutes les sociétés. Or, longtemps, cette pratique de la consommation de la chair humaine était ordinaire, usuelle, sur tous les continents, néanmoins sans être systématique ni continue. En effet, avant de s’appliquer aux espèces animales, l’interdit alimentaire avait été décrété sur l’espèce humaine. Car l’anthropophagie, le cannibalisme gastronomique, était considérée comme une institution rituelle et sociale normative. L’ingestion de la chair humaine était pratiquée dans la Préhistoire, et ce, jusqu’à l’Antiquité, et même au-delà. L’anthropophagie recule à une époque tardive. Si dans de nombreuses sociétés l’anthropophagie devient rare et un tabou culturel, en revanche sur le continent américain, en Océanie et en Afrique, encore au XVIe siècle, certaines tribus continuent à la pratiquer. Au XIXe siècle, il y a à peine 150 ans, l’explorateur et naturaliste Georges Schweinfurth (1868-1871) parle ainsi des Niam-Niam, d’Afrique centrale : «Les Niam-Niam, qui ne rougissent pas de leur cannibalisme, avouent que chez eux, tous les cadavres, excepté ceux des gens atteints de maladie de peau, sont reconnus bons pour la table.» Cela étant, l’anthropophagie a cessé de régresser depuis le XVIe siècle. A notre époque moderne, l’anthropophagie est devenue un interdit à tel point absolu que de nombreux pays n’ont même pas considéré utile de l’inscrire dans leurs codes pénaux.

Pour conclure. Certes, la société capitaliste a banni le cannibalisme gastronomique. Mais c’est pour le remplacer par le cannibalisme guerrier. Combien de centaines de millions d’êtres humains ont été dévorés par les guerres capitalistes ces deux derniers siècles ? De même, quand une classe sociale dominante se nourrit de la «chair» des travailleurs exploités, n’est-ce pas du cannibalisme économique ? «Quand un cannibale mange avec une fourchette et un couteau, est-ce un progrès» ? Aussi, l’ultime interdit que l’humanité opprimée (le prolétariat) devrait instaurer est l’interdit du cannibalisme économique, désigné sous le vocable euphémistique capitalisme.

K. M.

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