Interview – Aïsha Azoulay : «La France vit dans le déni de son passé colonial !» 

Ariella Aïsha Azoulay est chercheuse, cinéaste expérimentale et commissaire d’archives anticoloniales. Née en 1962 en Palestine, elle est professeure à... L’article Interview – Aïsha Azoulay : «La France vit dans le déni de son passé colonial !»  est apparu en premier sur Algérie Patriotique.

Mars 12, 2025 - 16:08
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Interview – Aïsha Azoulay : «La France vit dans le déni de son passé colonial !» 

Ariella Aïsha Azoulay est chercheuse, cinéaste expérimentale et commissaire d’archives anticoloniales. Née en 1962 en Palestine, elle est professeure à l’université de Brown, aux Etats-Unis, où elle enseigne la théorie politique, la culture moderne, médias et littérature comparée. Elle a écrit plusieurs ouvrages dont Potential History : Unlearning Imperialism et La résistance des bijoux, contre les géographies coloniales. Elle rejette l’identité israélienne et est considérée comme une farouche opposante au sionisme et à l’impérialisme colonial. Interview.

Algeriepatriotique : En dépit du cessez-le-feu, l’entité sioniste continue son projet génocidaire contre le peuple palestinien qui subit la barbarie sous le regard complaisant d’un Occident déshumanisé. Comment décririez-vous ce drame humanitaire ?

Ariella Aïsha Azoulay : Ceci n’est pas un drame humanitaire mais un génocide. L’arrêt d’aide humanitaire n’est qu’un moyen parmi d’autres utilisé dans cette entreprise génocidaire, et ce qui se passe à Gaza et en Palestine ne peut pas être défini par ce moyen. Le fait qu’une aide humanitaire soit indispensable en Palestine depuis 1948 nous oblige à chercher d’autres manières de définir la situation. Même la définition de génocide proposée par la loi international et soutenue par l’ONU ne suffit pas pour décrire la situation en Palestine depuis plus de sept décennies. Non pas parce que ce génocide est plus horrible que les autres, mais parce que cette violence génocidaire contre les Palestiniens et Palestiniennes fait partie d’un régime génocidaire qui a commencé en 1948 avec le feu vert qui lui a été donné par l’ONU, le 29 novembre 1947, avec la validation du plan du partage de la Palestine.

La mise ne place d’un plan de partage d’un pays contre le peuple qui y vit, ainsi que le transfert des populations sont des formes de violence génocidaire, car leur but est d’exterminer certains modes de vies séculaires et de les remplacer par d’autres. La définition du génocide que je propose diffère donc de celle de la convention de l’ONU – elle prend en compte la situation coloniale et distingue entre génocide ou régime génocidaire et violence génocidaire. Un régime est génocidaire quand un consensus sur l’exterminabilité d’un ou plusieurs groupes sous sa gouvernance est achevé entre ceux qui ont les moyens de les exterminer. Une violence génocidaire peut faire usage de différents moyens, y compris l’aide humanitaire – le «massacre de la farine», par exemple – pour exécuter cette exterminabilité. Une telle définition est nécessaire pour comprendre l’enchevêtrement entre colonialisme de peuplement et génocide.

Dans le cas de la Palestine, cette définition nous aide à comprendre à la fois la condition du génocide sous lequel les Palestiniens sont gouvernés depuis 1948, et le type de violence qu’ils subissent pendant plus de sept décennies. Le consensus sur l’exterminabilité des Palestiniens est très particulier, car il a été achevé parmi les pouvoirs impériaux de l’Occident qui ont créé l’ONU comme l’organe qui allait instaurer ce qu’ils appelaient «Nouvel ordre mondial». Ce qui a permis le camouflage de la nature de ce régime aussi longtemps est à la fois le fait qu’après la Seconde Guerre mondiale, beaucoup des juifs sont restés sans beaucoup de choix que de devenir captifs de ce projet sioniste qui est devenu un projet de l’Occident et le récit fabriqué par les sionistes et les pouvoir euro-américain, selon lequel «le peuple juif» mérite un Etat pour lui-même. Comme la plupart des récits que l’Occident raconte sur les «juifs» ou le «peuple juif» – en trouvant toujours des juifs qui les répètent – est raciste et antisémite.

Pourquoi est-il raciste ? Car c’est la même Europe, qui a détruit la diversité des communautés juives en Europe et dans les colonies – y compris en Algérie – pour faire d’elles un «peuple juif» qui a exterminé six millions de membres de ce groupe qui, pour s’absoudre de cette responsabilité et en même temps se débarrasser des juifs et juives d’Europe. Il faut rappeler qu’entre 1945 et 1948, la plupart des survivants restaient dans des camps des personnes déplacées en Europe, car non désirés ni en Europe ni aux Etats-Unis –, cette même Europe donc jouait avec les Etats-Unis le rôle des libérateurs du peuple juif. Sans ce consensus de l’Occident sur le sacrifice de la Palestine, déjà en 1947 pour créer cet Etat, les sionistes – qui ne représentaient qu’une fraction des juifs du monde entier dans les années 40 – n’auraient jamais réussi à détruire la Palestine et imposer aux juifs du monde entier cet Etat comme leur seul choix ou presque.

Face à l’amplification de la violence génocidaire exercée depuis octobre 2023 contre les Palestiniens, il est difficile de continuer à nier l’investissement de l’Occident dans la perpétuation de ce régime génocidaire avec des chefs d’Etat occidentaux qui envoient de l’argent et des armes, et qui se déclarent l’un après l’autre – le dernier étant Trudeau – comme sionistes, tout en faisant la chasse aux juifs antisionistes et anticoloniaux.

Début février, le président américain, Donald Trump, a lancé l’idée du contrôle de la bande de Gaza par les Etats-Unis pour en faire la «Riviera du Moyen-Orient». Il propose de déporter les Gazaouis vers l’Egypte, la Jordanie et le Maroc. A votre avis, ce projet pourrait-il prendre forme ? 

Le colonialisme a déjà fait pire, donc on ne peut pas se permettre de dire que ceci dépasse l’imaginable. A-t-on oublié que le cerveau du savoir-faire de l’Algérie est enterré sous la place des Martyrs – baptisée lors de sa création Place royale – pour transformer cette partie d’Alger en ville côtière de la bourgeoisie française en Algérie ? Ceux qui sont investis dans la colonisation de la Palestine (et je viens de les énumérer) sont aussi investis dans la perpétuation de la confusion qu’ils ont créée entre sionistes et juifs, justement pour réprimer l’opposition au génocide – dont ce plan de Trump fait partie –, sous prétexte qu’ils défendent les juifs. Défendre les juifs contre qui ? C’est là que réside la tromperie historique qu’il faut démonter. Les Palestiniens, les Arabes et les musulmans n’ont jamais été les ennemies des juifs avant que l’Occident n’ait transformé la colonie sioniste en Palestine en un Etat dont il reconnaît la légitimité.

Non seulement ils n’étaient pas leurs ennemis, mais nombreuses communautés juives vivaient depuis la nuit des temps au Moyen-Orient et au Maghreb, et dont les membres étaient aussi arabes et palestiniens. Pourquoi est-il nécessaire de reconstituer cette histoire pour répondre à votre question ? Pour faire face au fait que la décolonisation de la Palestine est inséparable de la décolonisation des juifs de l’emprise sioniste et euro-américaine. On reconnaît facilement la colonisation quand des territoires sont conquis, mais avec les juifs, la colonisation européenne allait dans le sens inverse – ce sont les juifs qui ont été colonisés par l’Europe qui les a transférés des territoires gouvernés par les Arabes ou les musulmans vers l’Occident, en inventant une tradition judéo-chrétienne et, ainsi, effaçant cette histoire et vie commune des musulmans et des juifs.

Pour démanteler le régime génocidaire contre les Palestiniens, bien au-delà d’un cessez-le-feu, il faut rompre le mensonge que sa perpétuation est nécessaire pour protéger les juifs et que l’Occident défend les juifs. Pour arrêter ce projet génocidaire, pour que l’Egypte et la Jordanie soient soutenus dans leur refus d’accepter cette déportation, ces narratifs mensongers de l’Occident doivent être rompus, non seulement par des juifs antisionistes et anticoloniaux, mais aussi ensemble avec des musulmans qui doivent revendiquer leur histoire commune avec les juifs.

Le dernier Sommet arabe sur la question palestinienne, organisé en urgence par les Etats qui ont normalisé avec l’entité sioniste pour «faire barrage» au projet de Trump a été monopolisé par un groupe de pays pour en exclure d’autres. Comment expliquez-vous cet opportunisme d’autant que le projet impérial vise à frapper au cœur le projet national palestinien ?

Les Palestiniens ont été trahis plusieurs fois par les pays arabes ou musulmans, y compris quand les chefs de certains parmi eux ont collaboré avec les sionistes pour laisser partir les juifs et faire d’eux des sionistes malgré eux, et ainsi fortifier cet Etat avec la chair humaine forcée de quitter les pays du Moyen-Orient et du Maghreb. Sans enlever la responsabilité du colonialisme français au Maghreb, du colonialisme britannique au Moyen-Orient et du colonialisme sioniste en Palestine, les pays arabes n’ont jamais fait un effort pour renverser ce complot démographique qui a produit le monde actuel où les juifs font partie de l’Occident.

Votre ouvrage polémique Potential History: Unlearning Imperialism, dont la recension par certains fut complexe, est une réflexion philosophique sur la violence impériale. Pouvez-vous nous expliquer comment le fait de désapprendre l’impérialisme pourrait ouvrir les perspectives d’une histoire potentielle ?

C’est la première fois que j’entends que ce livre est polémique ! C’est un livre qui a été vendu à 10 000 exemplaires, la première année de sa parution, en 2019.C’est un chiffre très élevé pour un livre de ce genre qui, en plus, fait 650 pages. Le livre inspire beaucoup des gens partout dans le monde, des chercheurs et militants qui cherchent à désapprendre ce que, par les biais des musées, des archives, de la discipline de l’histoire ayant comme objet «le passé», les droits de l’Homme, les Etats-nations, l’Occident a imposé comme les seuls modèles tenables ou acceptables. Pour imposer ce genre d’institutions comme normatives, il fallait détruire les autres formations précoloniales de la production de l’art ou de la pratique des droits, ou de la transmission de l’héritage ou du partage du commun.

Désapprendre l’impérialisme veut dire refuser l’inévitabilité et l’irréversibilité imposées par la temporalité impériale, cette temporalité qui dicte que ce qui a été ruiné par la violence impériale n’est plus compatible avec le monde «moderne» imposé par l’Occident, et que les ruines qui y sont encore partout doivent être dégagées et non pas habitées et réparées. Désapprendre l’impérialisme veut dire aussi rendre justice et non pas aller aveuglément vers un avenir destructif façonné par les requins du capitalisme qui nous imposent aujourd’hui aussi l’Intelligence artificielle comme un inévitable progrès de l’humanité.

Quel rôle les musées des pays coloniaux qui continuent à exposer fièrement les vestiges du régime impérial pourraient-ils jouer pour arriver à désapprendre l’impérialisme ? 

La France vit dans le déni de son passé colonial et de ses crimes génocidaires, un déni qui a fait place à des tas de mensonges qui sont reproduits, entre autres, dans les musées. Puisque les musées qui détiennent les biens de nos ancêtres comme des captifs sont des institutions d’Etat, tant que l’Etat ne change pas son rapport à ses crimes, les musées ne pourront pas faire grand-chose. Ils peuvent néanmoins commencer par dire la vérité et dégager l’ombre qui obscurcit la manière dont la France a sublimé la violence du pillage en une culture des musées chics.

La résistance des bijoux, contre les géographies coloniales est un récit autobiographique dans lequel vous mettez en parallèle la destruction du monde juif musulman en Algérie par le colonialisme français, et la destruction de la Palestine par l’imposition d’un Etat impérial qui est l’Etat hébreu. Pouvez-vous nous en dire plus ? Que veut dire exactement «la résistance des bijoux» ?

Le livre La résistance des bijoux est composé de deux essais. L’un, autobiographique, s’attarde sur la question de la langue maternelle dans le contexte colonial, et l’autre étudie la résistance des bijoux du Maghreb à la destruction du monde juif musulman. N’oublions pas que la violence épistémologique de la colonisation française depuis le départ a essayé de séparer les juifs et les musulmans. Quand ce projet a finalement abouti et l’Algérie est restée (presque) sans juifs, les bijoux – dont la plupart ont été produits par des bijoutiers juifs – ont résisté. Pour dire ça plus directement, à travers chaque bijou resté en Algérie, la présence des juifs parmi les musulmans persiste malgré leur départ forcé. Et ce sont les bijoux qui me servent comme point de départ pour habiter les ruines de ce monde juif musulman que les projets coloniaux ont fait que je ne puisse pas (encore) les partager physiquement avec vous.

Dans une lettre adressée à Benjamin Stora, vous avez fait état de votre consternation suite à la publication de son rapport concernant la colonisation française en Algérie. Que lui reprochez-vous ?

Je lui ai reproché tout d’abord de n’avoir pas fait le minimum – le bilan des crimes contre l’humanité commis par les Français en Algérie. Ensuite, d’avoir accepté la propagande française qui a un nom propre – le décret Crémieux –, selon laquelle les juifs ne faisaient pas – ou plus – partie des colonisés à partir de 1870, car ils ont été faits citoyens français. Pour comprendre jusqu’à quel point cette propagande absurde peut tenir quand il s’agit des juifs, il suffit de comparer leur situation à celle des Palestiniens qui n’ont pas été expulsés entre 1948 et 1950 et qui ont été forcés de devenir des citoyens de l’Etat d’Israël. Bien sûr que leur situation est meilleure que celle des Palestiniens sous le régime de l’occupation en Cisjordanie ou à Gaza, mais est-ce que cette citoyenneté efface le fait qu’ils soient colonisés ? Et la troisième chose que je lui ai reprochée, c’est d’approcher ces crimes comme s’ils appartenaient au passé et que la question majeure qui reste à régler serait celle de la mémoire. Je me suis adressée à lui en tant que juive algérienne qui refuse d’accepter l’irréversibilité de la destruction coloniale du monde de nos ancêtres, ainsi que notre arrachement définitif de ce monde.

Vous révélez que le choix porté sur Stora afin de rédiger le rapport mémoriel n’est pas fortuit. Ce choix serait lié en partie à son origine juive et de la position des juifs dans le projet colonial…

Je n’ai pas dit qu’un juif ne pouvait pas écrire un tel rapport, bien au contraire. Des juifs algériens qui refusent d’oublier les crimes des Français contre les Algériens, entre autres, les avoir forcés à devenir des Français en dépit de leur algérianité, pouvaient écrire ce rapport. J’aurais bien aimé lire un tel rapport signé par quelqu’un comme André Nouchi, un des rares historiens qui ont écrit sur la violence génocidaire contre les Algériens pendant les premières décennies de la colonisation, qui n’oubliait pas la décimation des juifs dans ces comptes. Mais Stora n’est pas Nouchi. Stora a accepté son existence juive telle que les Français l’ont façonnée depuis Napoléon, qui a codifié le judaïsme et a détruit pas mal des modes de vie de communautés juives diverses en France par ce projet, à travers le système du consistoire qui a imposé la centralisation et l’étatisation de la vie juive au détriment de l’autonomie séculaire de ces communautés, jusqu’à la destruction de notre arabité, amazighité et islamité. C’est cette position, qui accepte la normalisation de cette violence et l’effacement de sa mémoire, qui le disqualifie pour écrire un tel rapport sur les crimes coloniaux commis contre les Algériens, aussi bien musulmans que juifs.

Dans votre dernier film, Le monde comme un bijou au creux de la main, vous racontez comment le monde commun aux musulmans et aux juifs fut détruit par le régime impérial en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Cette tragédie a pesé et continue de peser sur la conscience des populations mondiales, notamment depuis le 9 octobre 2023, dévoilant le visage hideux du sionisme. Les peuples du monde ont-ils assez de poids pour démolir ce système impérialo-sioniste qui les domine ? Pensez-vous qu’un vivre-ensemble est encore possible pour les juifs et les musulmans ?

Hélas, non seulement la destruction du monde juif musulman ne pèse pas sur la conscience des populations mondiales, mais cette destruction n’est presque pas mentionnée dans les livres d’histoire et c’est justement ce qui permet la reproduction de l’histoire occidentale des juifs, laquelle justifie le projet génocidaire. Et il ne fallait pas attendre le 9 octobre 2023 [jour du déclenchement du génocide sioniste à Gaza] pour que le visage hideux du sionisme soit dévoilé. Ce qui a été dévoilé, c’est à quel point l’Occident est prêt à investir pour perpétuer l’existence de ce régime sioniste génocidaire et utiliser le même narratif, à savoir qu’en faisant cela, il protège les juifs. Et, pour répondre à votre question, oui, je pense que cette amputation se fait au détriment des musulmans aussi, car l’Islam, qui n’a pas connu de période sans avoir des communautés juives autonomes comme faisant partie de la oumma, jusqu’à la colonisation européenne, a été forcé de se détacher d’un composant important de son histoire, de sa culture, de son héritage et de son identité.

Vous vous considérez comme étant juive palestinienne et rejetez catégoriquement l’identité israélienne, une identité fabriquée, dites-vous, qui occulte la vie des juifs. Vous l’avez même comparée à celle qui a été attribuée à vos ancêtres algériens en 1870. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Mes ancêtres du côté maternel ont été expulsés d’Espagne et ont trouvé refuge dans l’empire ottoman, en Bulgarie, en Turquie et, par la suite, en Palestine, bien avant l’apparition du mouvement sioniste. Ils étaient des juifs palestiniens et ils n’étaient pas les seuls. L’Etat sioniste a été créé contre les Palestiniens d’abord, mais aussi contre toutes les formes d’existence juive, y compris en Palestine. Pour que l’Etat puisse survivre, il fallait produire des bébés dans ce que j’appelle les «usines à humains». Des bébés qui sont formés avec une histoire et une mémoire qui ne sont pas les leurs. Des bébés qui se croient «israelien.nes». Oui, le même type d’usines à humaines existaient en Algérie pour une partie des musulmans et pour les juifs. Non seulement je refuse de me reconnaître dans cette identité qui m’a été imposée à la naissance, mais j’ai mis longtemps à trouver ces moments que les historiens ont fait évaporer de leurs récits, comme si mes ancêtres n’avaient jamais refusé de devenir des sujets patriotiques de la France.

Pourquoi est-ce si important pour vous d’être reconnue comme étant une juive algérienne, une identité qui, affirmez-vous, vous a été volée ?

Je tiens, puisque je tiens à la vérité et refuse d’accepter la violence coloniale comme une vérité, à une histoire, à une mémoire. J’y tiens aussi puisque je voudrais ouvrir à mes petits-enfants la porte aux mondes de nos ancêtres qui ont précédé le sionisme, pour qu’ils et elles puissent grandir là où ils se trouvent, aujourd’hui dispersés dans le monde, comme des juifs qui ont un héritage beaucoup plus riche que le sionisme et l’Occident déterminent comme étant nôtres. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai aussi écrit une histoire pour enfants qui va paraître dans quelques mois en français et en arabe aux éditions Kulte – le livre vient de paraître en anglais sous le titre Golden Threads. Mais j’y tiens aussi, parce que je crois que la défaite du projet sioniste se trouve dans le ravivement de la diversité des juifs qui ne peuvent pas être subsumés dans ce phantasme euro-sioniste d’un peuple juif unique. Je ne cherche donc pas la reconnaissance que je suis une juive algérienne. Je le suis. Ceux et celles qui me reconnaissent en tant que telle se reconnaissent en même temps comme des personnes capables de réparer une partie de leur désordre colonial.

Vous écrivez qu’«en revendiquant à l’âge de 50 ans le nom de ma grand-mère Aïcha, ce nom que mon père ne m’a pas donné, j’ai enfin pu entrer en Algérie». Qu’évoque pour vous ce prénom ? 

Une blessure, un trauma, mais une victoire. Je pense à mon père qui avait honte de prononcer le nom de sa mère dans les oreilles de sa fille, qui a dû le lui cacher, car deux projets coloniaux – la colonisation française de l’Algérie et la colonisation sioniste de la Palestine – l’ont mutilé mentalement, lui ont fait sentir qu’il devait cacher notre arabité, notre amazighité, notre islamité. Ce nom est aussi mon amulette, ce qui me donne la force de voir le monde à travers les yeux de mes ancêtres et de résister – avec eux et elles et avec les bijoux – contre la violence impériale qui voulait faire oublier aux juifs qui ils et elles étaient, de nous assimiler pour faire de nous des mercenaires dans leurs Croisades.

Vous avez écrit au ministère algérien des Affaires étrangères pour une demande de visa et avez fait part de votre souhait d’acquérir la nationalité algérienne. Avez-vous eu une réponse ? 

Non, j’attends toujours la réponse et j’espère qu’elle ne va pas tarder. Je suis invitée partout dans le monde pour présenter ma pensée et mon travail, et je crois sincèrement que le jour viendra où l’Algérie me reconnaîtra parmi les siens.

Interview réalisée par Kahina Bencheikh El-Hocine

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