Le maestro syrien Missak Baghboudarian au Jeune Indépendant : «Notre projet est de bâtir un pont musical durable entre Alger et Damas»

En costume noir trois pièces , gestes mesurés et regard droit, le maestro syrien Missak Baghboudarian incarne à la fois la rigueur du chef d’orchestre et la passion du bâtisseur culturel. Figure centrale de la scène symphonique syrienne, il dirige depuis plusieurs années l’Orchestre symphonique national syrien et a été nommé à la tête de […] The post Le maestro syrien Missak Baghboudarian au Jeune Indépendant : «Notre projet est de bâtir un pont musical durable entre Alger et Damas» appeared first on Le Jeune Indépendant.

Mai 5, 2025 - 13:08
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Le maestro syrien Missak Baghboudarian au Jeune Indépendant : «Notre projet est de bâtir un pont musical durable entre Alger et Damas»

En costume noir trois pièces , gestes mesurés et regard droit, le maestro syrien Missak Baghboudarian incarne à la fois la rigueur du chef d’orchestre et la passion du bâtisseur culturel. Figure centrale de la scène symphonique syrienne, il dirige depuis plusieurs années l’Orchestre symphonique national syrien et a été nommé à la tête de l’Opéra de Damas en mars 2024. De passage à Alger à l’occasion de la 14ᵉ édition du Festival culturel international de musique symphonique, qui s’est tenu du 17 au 23 avril dernier à l’Opéra d’Alger Boualem-Bessaïh, il confie au Jeune Indépendant ses rêves, ses défis et sa foi en un dialogue artistique syro-algérien.

Le Jeune Indépendant : Vous êtes un habitué du festival symphonique d’Alger. Qu’est-ce qui distingue, selon vous, cette édition ?
Missak Baghboudarian : Ce qui m’a personnellement marqué cette année, c’est le très haut niveau d’organisation. On sent que le festival a atteint une véritable maturité. Tout a été mené avec un professionnalisme remarquable, de la logistique à la programmation, en passant par l’accueil des orchestres étrangers. Le comité organisateur, composé d’artistes et de techniciens chevronnés, travaille depuis la première édition en 2009 dans une harmonie qui se reflète pleinement sur scène. Je tiens à saluer les organisateurs pour leurs efforts, qui ont fait de cette édition une réussite totale.

Je remercie également l’Algérie, qui nous offre chaque année l’opportunité de participer à ce festival. À chaque édition, nous relevons un nouveau défi pour satisfaire le public algérien. Ce festival est aussi une chance unique de côtoyer des orchestres venus des quatre coins du monde, ce qui nous pousse à nous perfectionner et à nourrir de nouvelles idées pour nos concerts.

Cette année, nous avons fait le choix audacieux de présenter un programme d’opéra pour la première fois, avec des artistes reconnus en Syrie. Au programme : Puccini, Rossini et Bizet.

L’autre point fort, c’est cette volonté affirmée de créer des passerelles musicales. Il ne s’agit pas seulement d’enchaîner des concerts, mais de faire dialoguer les cultures. Cette année, j’ai eu le plaisir de retrouver des collègues venus de différents pays, dans une ambiance fraternelle. La présence d’un traducteur maîtrisant la terminologie musicale a, par ailleurs, facilité les échanges artistiques et humains. Ce souci du détail témoigne d’une grande sensibilité culturelle.

Vous avez souvent évoqué un but : celui d’un projet musical commun entre la Syrie et l’Algérie. Où en est-il aujourd’hui ?
Le projet de collaboration entre nos deux pays remonte précisément à 2011. Avec mon ami Abdelkader Bouazara, commissaire du festival, nous évoquons depuis longtemps l’idée d’unir nos forces pour bâtir un grand projet musical syro-algérien réunissant nos deux orchestres. Nous partageons une même vision : faire de la musique un pont entre les peuples, un langage commun plus fort que les mots.

Nous avons déjà posé les premières pierres de cette collaboration à travers plusieurs concerts conjoints. Mais j’aspire à quelque chose de plus structuré : un projet durable, qui permettrait à nos jeunes musiciens de collaborer régulièrement, d’échanger, de se former ensemble. Il pourrait s’agir d’un orchestre commun, de résidences croisées ou d’un festival itinérant entre Damas et Alger.

La volonté existe, de part et d’autre. Mais pour concrétiser ce but, il faut une coordination forte, du financement et surtout une sincérité dans les intentions. Il ne s’agit pas d’un simple échange ponctuel, mais de construire une dynamique durable qui fasse sens pour nos deux sociétés.

Depuis mars 2024, vous êtes le directeur de l’Opéra de Damas. Quels sont vos objectifs dans ce nouveau rôle ?
C’est une grande responsabilité, mais aussi un honneur. L’Opéra de Damas est un symbole fort de la résilience culturelle syrienne. Mon objectif est de l’ouvrir davantage, de le transformer en un carrefour de créativité. Je souhaite y accueillir plus de jeunes talents, développer des coopérations internationales et renforcer les liens avec les publics.

Et naturellement, j’aimerais inscrire la coopération syro-algérienne dans cette dynamique. Pourquoi ne pas imaginer des coproductions d’opéra entre nos deux pays ? Ou des tournées croisées ? L’Opéra pourrait devenir une plateforme d’accueil pour les artistes algériens, et inversement.

Dans un contexte aussi difficile que celui de la Syrie, comment la musique classique survit-elle ?
La musique classique en Syrie a une histoire ancienne, remontant aux années 1960. Elle a traversé les épreuves, la guerre, les crises, sans jamais disparaître. Aujourd’hui encore, elle reste vivante, portée par des artistes déterminés et un public fidèle.

Je suis profondément ému de voir autant de jeunes s’inscrire dans les écoles de musique, apprendre le violon, le piano ou le hautbois avec passion. Il existe une véritable soif de beauté, de culture, d’élévation. Les concerts que nous organisons affichent souvent complet, ce qui est un signe très encourageant.

Évidemment, rien de tout cela ne serait possible sans le soutien de nos partenaires. Trois d’entre eux sont essentiels à nos côtés, en plus de l’appui de l’État syrien à travers le ministère de la Culture. Ce soutien est vital, car maintenir une activité musicale régulière sans aide financière est extrêmement difficile, surtout dans le contexte actuel.

Le secteur privé en Syrie, pour l’instant, n’est pas en mesure de soutenir les manifestations culturelles ou musicales. Il accorde la priorité à d’autres urgences qu’il considère plus importantes que la culture. Nous espérons toutefois obtenir davantage de soutien, car l’engagement, aussi sincère soit-il, ne suffit pas à couvrir les coûts. D’où l’importance de construire des partenariats solides entre les secteurs public et privé, au service de la culture.

Avec l’émergence des nouvelles technologies, notamment de l’intelligence artificielle, pensez-vous qu’elles constituent une menace pour la musique ou, au contraire, peuvent-elles la servir ?
Je considère la technologie comme un outil qui peut grandement faciliter la création musicale, en rendant la production plus rapide et parfois plus performante. L’intelligence artificielle peut être utile, notamment pour la programmation ou certaines étapes techniques de la production. Mais elle ne remplacera jamais l’humain, ni surtout l’expérience unique d’un concert en direct, avec toute l’émotion qu’un artiste peut transmettre sur scène.

L’IA ne peut pas reproduire ce que l’humain donne à la musique : une âme, un sentiment, une sensibilité. Elle ne peut pas comprendre ni imiter la profondeur de nos émotions. L’artiste reste irremplaçable. Notre lien avec la nature, avec le vivant, fait que seule l’interprétation humaine peut toucher l’âme du public. Pour moi, l’IA est un soutien, mais elle ne pourra jamais se substituer à la présence vivante de l’artiste sur scène.

Que pensez-vous de l’intérêt de la jeune génération pour la musique classique, alors qu’elle semble aujourd’hui davantage attirée par la pop, le rock ou le rap ?
C’est vrai que beaucoup de jeunes se tournent aujourd’hui vers des styles musicaux plus modernes, comme la pop, le rock ou le rap. Cela s’explique en grande partie par l’éducation qu’ils reçoivent, à la maison comme à l’école. Avec l’omniprésence d’Internet, les jeunes ont un accès illimité à la musique, mais souvent sans accompagnement, sans repères. Ils écoutent des morceaux sans toujours en comprendre le sens ou la portée.

C’est pourquoi il est essentiel de leur offrir une éducation musicale solide, avec une méthodologie adaptée dès le plus jeune âge. Ils doivent apprendre à ressentir la beauté de la musique classique et à découvrir la richesse de leur patrimoine musical. Malheureusement, les nouvelles technologies, bien qu’utiles, ont parfois pour effet de nous éloigner de l’essence même de la musique traditionnelle et populaire.

Il est urgent de transmettre aux jeunes la valeur de ces musiques, non seulement sur le plan esthétique, mais aussi en tant que témoins de notre histoire, de notre identité et de notre culture. La musique du patrimoine est un héritage précieux qu’il faut préserver, comprendre et faire aimer.

Et si vous deviez résumer votre engagement artistique en une phrase ?
Je dirais : « La musique comme acte de foi en l’humanité. » C’est ce qui me guide. La musique n’est pas seulement un art, c’est une mission, une manière de résister à la barbarie, de construire des ponts entre les peuples, de dire que, même dans l’adversité, la beauté et la culture restent possibles.

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