Boukhalfa Amazit, journaliste et historien, au JI: «Le silence français sur ces massacres est volontaire»

Le 8 mai 1945, alors que l’Europe célébrait la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Algérie sombrait dans l’horreur. À Sétif, Guelma et Kherrata, des milliers d’Algériens, 45 000 selon certaines estimations, furent massacrés par l’armée coloniale française après des manifestations pacifiques réclamant l’indépendance. Huit décennies plus tard, ce traumatisme collectif reste profondément ancré dans la […] The post Boukhalfa Amazit, journaliste et historien, au JI: «Le silence français sur ces massacres est volontaire» appeared first on Le Jeune Indépendant.

Mai 8, 2025 - 12:02
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Boukhalfa Amazit, journaliste et historien, au JI:  «Le silence français sur ces massacres est volontaire»

Le 8 mai 1945, alors que l’Europe célébrait la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Algérie sombrait dans l’horreur. À Sétif, Guelma et Kherrata, des milliers d’Algériens, 45 000 selon certaines estimations, furent massacrés par l’armée coloniale française après des manifestations pacifiques réclamant l’indépendance. Huit décennies plus tard, ce traumatisme collectif reste profondément ancré dans la mémoire nationale. Quelle place cet épisode occupe-t-il aujourd’hui dans les consciences algérienne et française ? Est-il un obstacle ou, au contraire, un levier pour une réconciliation sincère entre les deux peuples ? Le journaliste et historien Boukhalfa Amazit revient sur cette tragédie, en éclairant les multiples dimensions historiques, mémorielles et politiques.

En quoi le 8 mai 1945 constitue-t-il un événement fondateur et toujours aussi marquant dans la mémoire nationale algérienne ?

Votre question nous invite à porter un regard synoptique sur l’une des pages les plus tragiques des deux siècles passés, puisque dans moins de cinq ans, notre pays va commémorer les deux cents ans de l’agression colonialiste française de 1830. Certains historiens et spécialistes considèrent le « sombre printemps » de 1945 comme une répétition générale de ce qui allait se produire une dizaine d’années plus tard, à l’automne 1954. Le recours à la lutte armée pour libérer le pays du joug colonial, s’il ne figure pas ouvertement dans les programmes politiques de l’Étoile nord-africaine (ENA), pas plus que dans celui du Parti du peuple algérien (PPA), qui lui succéda en 1937, n’a toutefois jamais été écarté comme éventualité.

À cette époque, les mots mêmes de liberté, istiqlal, indépendance, étaient claironnés et pendillaient ostentatoirement au bout des baïonnettes qui hérissaient les codes, les statuts, les règlements et tout le maquis des lois y afférant. Mais le bourdonnement têtu de la violence n’a jamais quitté les esprits depuis que l’armée colonialiste s’est répandue comme des essaims de sauterelles sur le pays. Il est demeuré présent dans l’esprit des patriotes et des nationalistes algériens, de l’ENA et du PPA essentiellement, comme un gène atavique qui puise sa persistance dans les luttes séculaires menées par les Algériens depuis la nuit des temps contre toutes les formes de domination.

Pour bien comprendre la portée du 8 mai 1945, il faut contextualiser les événements de la période qui s’étend de la deuxième dissolution de l’Étoile nord-africaine (ENA), le 26 janvier 1937, suivie de la fondation du Parti du peuple algérien (PPA), le 11 mars de la même année, jusqu’au déclenchement de la guerre de Libération nationale, le 1er novembre 1954. Cette période a forgé la conviction que le colonialisme ne partirait que par la force. « Li d’khal bel qouwa ma yakhredj illa bel qouwa » (« Celui qui est entré par la force ne sortira que par la force »).

C’est également une époque d’une richesse politique et culturelle exceptionnelle. Il n’est pas exagéré de dire que c’est durant cette époque touffue que se sont, sinon formés, du moins affinés puis agrégés bien des éléments essentiels et constitutifs de l’unité nationale. « Riches en textes, en actes et en échecs, elle offre un déroulement continu d’événements qui s’inscrit dans une dynamique certaine d’union nationale. »

Comment expliquer que cet épisode reste relativement méconnu ou minimisé en France, même aujourd’hui ?

La Seconde Guerre mondiale et la défaite de la France face aux armées nazies, la seconde en un quart de siècle, ont définitivement brisé le mythe de l’invulnérabilité de la puissance coloniale. Le 10 mai 1940, les divisions blindées du général Guderian contournent la ligne Maginot, traversent les Ardennes, jugées impraticables, et pulvérisent les défenses françaises. Paris tombe, les drapeaux nazis sont hissés sur l’Hôtel de Ville, et l’armée française s’effondre.

Le maréchal Pétain, héros de 1918, s’apprête à signer l’armistice dans le même wagon de Rethondes où l’Allemagne fut humiliée. Tandis que de Londres, Charles de Gaulle, alors général inconnu, lance un appel à la résistance. L’empire colonial chancelle, de Brazzaville à Phnom Penh, d’Oran à Dakar, le doute s’installe dans les esprits colonisés. La « mère des maîtres du monde » s’est écroulée.

Ceux qu’on envoyait sur tous les fronts, en Indochine, dans les tranchées de 1914 ou dans les montagnes du Rif, savaient qu’ils seraient, encore une fois, la chair à canon d’une guerre qui n’était pas la leur. Le ressentiment est profond. Et si certains vont jusqu’à penser que « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », ce n’est pas par adhésion idéologique, mais par désespoir devant la brutalité coloniale et l’absence d’horizon.

Le régime de Vichy, les promesses trahies du Front populaire, la répression des nationalistes et la dissolution de l’Étoile nord-africaine en 1937 avec l’arrestation de Messali Hadj, tout cela a nourri l’idée que la seule issue passerait par la force. Dans les colonies, on comprend que le combat pour la liberté est à mener sur un autre front. Et si j’insiste sur la débâcle de la France, c’est parce qu’il est inconcevable qu’un peuple éduqué dans les écoles de Jules Ferry, élevé à l’ombre des statues de « civilisateurs » sabreurs, puisse ignorer ou oublier ce qu’il a fait en notre nom.

Le silence français sur le 8 mai 1945 n’est donc pas une ignorance, mais une volonté. Il s’inscrit dans une tradition qui préfère occulter les pages sombres de la colonisation, quitte à sacrifier la vérité historique.

Depuis quelques années, observe-t-on une évolution dans la manière dont les deux États abordent cet épisode ?

Sans vouloir donner de leçons, je reconnais volontiers, et je ne suis pas seul, que de nombreux historiens français accomplissent un travail de mémoire remarquable, souvent en rupture avec les discours officiels de leur pays. Mais il est difficile de ne pas douter des intentions réelles des autorités françaises lorsqu’on observe les réactions outrées qui ont suivi les propos d’un journaliste ayant simplement osé établir un parallèle entre le massacre d’Oradour-sur-Glane en 1944 et les crimes commis par l’armée coloniale française en Algérie, tout au long des XIXe et XXe siècles.

Le tumulte politico-médiatique qui a secoué la France récemment n’incite guère à l’optimisme. Je mets de côté les sarcasmes et les provocations de personnages secondaires qui tentent de transformer cette histoire commune, douloureuse et partagée, en champ de bataille idéologique. Mais il est frappant de constater que des carrières politiques se construisent encore sur la glorification implicite ou la justification à peine voilée de crimes de guerre commis durant la colonisation.

Une véritable évolution ne pourra avoir lieu que si la France accepte enfin de clore symboliquement sa guerre contre l’Algérie. Cela suppose de dépolitiser cette mémoire, de la sortir du champ des instrumentalisations. L’Algérie n’était pas une colonie comme les autres. Elle fut une colonie de peuplement, un territoire que l’on a voulu arracher à son peuple pour le remplacer. Sans la résistance et la résilience acharnées des Algériens, ce projet aurait peut-être abouti.

Quel rôle les historiens, en Algérie comme en France, jouent-ils dans le processus de reconnaissance du passé colonial ?

Tous les regards se tournent aujourd’hui vers la commission mixte composée d’historiens des deux pays, mise en place à la demande de l’Algérie, pour défricher le terrain et explorer les voies possibles vers une reconnaissance partagée du passé. Il ne s’agit pas de rédiger une histoire à quatre mains de cette période dramatique, car cette histoire ne peut être anesthésiée ni par des discours bien tournés ni par des prouesses diplomatiques.

Ces pages sombres ne se tournent qu’après avoir été lues, et elles ne peuvent être lues que si elles ont été, au préalable, écrites. Et pour les écrire, encore faut-il disposer des matériaux nécessaires : les archives. L’histoire, aujourd’hui, est une science rigoureuse, qui repose sur une documentation solide. Il est impératif, de part et d’autre, d’ouvrir les cartons d’archives, de les rendre accessibles aux experts afin qu’ils puissent les authentifier, les classifier, les copier si besoin. Les historiens pourront ensuite s’en emparer pour construire un récit fondé sur les faits.

À cela s’ajoute la question, hautement symbolique et diplomatique, de la reconstitution du patrimoine muséographique. Là encore, les négociations sont longues et complexes. Historiens et archivistes ne manquent pas de travail, et il convient d’y associer également les juristes, qui doivent tracer des chemins dans la jungle du droit international pour traiter des dossiers sensibles comme celui de la restitution des objets qualifiés de « prises de guerre », à l’exemple des effets personnels de l’Émir Abdelkader ou du canon Baba Merzoug.

On peut toutefois souligner que des avancées ont été réalisées ces dernières années, notamment en matière de déclassification d’archives. Cela offre aux historiens de nouveaux matériaux à exploiter. Mais il faut aussi rappeler que c’est toujours le détenteur des archives qui décide unilatéralement de la nature, du rythme et du calendrier de ces opérations, lesquelles, bien qu’utiles, restent encadrées par une logique de pouvoir.

Pensez-vous que la question mémorielle constitue encore un frein aux relations entre l’Algérie et la France ?

La réponse est aussi simple que concise. Non. Sauf lorsqu’on choisit délibérément de la convoquer. Or, il faut bien constater que l’Algérie est régulièrement instrumentalisée par certains responsables politiques français, en particulier ceux issus de l’extrême droite, notamment à l’approche des échéances électorales. C’est encore le cas aujourd’hui.

 

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