Le journaliste franco-syrien Majed Nehmé décortique la chute d’Al-Assad

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Déc 11, 2024 - 22:30
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Le journaliste franco-syrien Majed Nehmé décortique la chute d’Al-Assad

Comment expliquez-vous la chute si rapide du gouvernement syrien ?

Majed Nehmé : C’est le résultat de la conjonction de plusieurs circonstances. Tout d’abord, la Syrie subissait des sanctions économiques très dures. Le terme est même quelque peu édulcoré. Nous devrions plutôt parler d’un blocus barbare qui a littéralement étouffé l’économie syrienne. L’accès au système bancaire international était bloqué, les échanges commerciaux officiels étaient pratiquement interdits. Alors qu’elle avait besoin de se reconstruire, la Syrie ne pouvait plus acheter ce dont elle avait besoin. Les conséquences humanitaires étaient désastreuses. D’ailleurs, en 2022, Alena Douhan, rapporteuse spéciale des Nations unies sur les mesures coercitives unilatérales et les droits de l’Homme, appelait à lever les sanctions. Elle avait constaté que 90% de la population syrienne vivaient sous le seuil de pauvreté, avec un accès limité à la nourriture, à l’eau, à l’électricité, aux abris, aux combustibles de cuisson et de chauffage, aux transports et aux soins de santé.

Le gouvernement syrien ne devait pas seulement composer avec ces sanctions illégales. Il était également privé de ressources importantes. Les Etats-Unis et leurs alliés kurdes contrôlaient des régions pétrolifères et agricoles stratégiques. Or, les ventes d’énergie constituaient environ un quart des recettes d’exportation de la Syrie et couvraient 90% des besoins de son marché intérieur. De plus, avant la guerre, la Syrie produisait annuellement 4 millions de tonnes de blé. De quoi assurer l’autosuffisance alimentaire et même des rentrées grâce aux exportations.

Le blocus économique et la privation de ces ressources stratégiques ont donc eu un impact terrible. Le gouvernement syrien a, par ailleurs, commis des erreurs, il n’a pas réussi à s’attaquer aux fléaux de la bureaucratie et de la corruption. La population était fatiguée. Tout comme l’armée syrienne qui avait perdu près de 100 000 soldats depuis 2011 dans sa lutte contre les combattants islamistes. A un moment donné, on comptait jusqu’à 300 000 jihadistes sur le territoire syrien. Certains étaient originaires de Syrie. Mais beaucoup venaient de pays voisins, d’Europe, d’Asie centrale et même de la province chinoise du Xinjiang. Ces combattants takfiris n’avaient pas disparu. En effet, la région d’Idlib au nord-ouest de la Syrie était devenue un réduit intégriste protégé par la Turquie avec l’aide des Occidentaux et d’Israël.

Lors de la première phase du conflit, la Russie, l’Iran et le Hezbollah avaient permis à l’armée syrienne de repousser l’offensive de ces rebelles. Pourquoi ces alliés ne sont-ils pas intervenus de nouveau ?

La Russie n’était intervenue en Syrie qu’en 2015. D’abord parce que c’est son allié historique dans la région. Leur relation remontait à très loin, bien avant que le parti Baas soit au pouvoir. A l’époque, la bourgeoisie syrienne avait posé les bases de cette alliance avec l’Union soviétique pour se développer économiquement et se défendre contre Israël. La Russie était également intervenue en 2015 pour se prémunir d’une contagion terroriste qui pourrait s’étendre à la Tchétchénie ou à l’Asie centrale. On trouve d’ailleurs parmi la rébellion syrienne des combattants venus de ces régions.

Mais aujourd’hui, la Russie est accaparée par le front ukrainien. Certes, elle est en train de gagner cette guerre par procuration voulue par Washington. Mais cela lui coûte énormément. Et d’une certaine manière, les deux conflits sont liés. Des combattants syriens ont d’ailleurs combattu en Ukraine. Et des spécialistes ukrainiens ont apporté leur aide à la rébellion syrienne, notamment dans l’usage de drones. La Russie a perdu la partie en Syrie car elle avait accepté des arrangements avec la Turquie que cette dernière a trahis. Je pense qu’elle va devoir y fermer ses bases militaires.

Quant à l’Iran, il est officiellement désigné par Israël et les Etats-Unis comme la prochaine cible après la Syrie. Il doit en outre composer avec des problèmes en interne. Et le Hezbollah, s’il n’a pas été éliminé par Israël, est sorti affaibli de la récente confrontation au Liban. Les derniers événements en Syrie devraient en outre lui faire du tort car c’est par là que passaient les armes fournies à la résistance.

La chute de Bachar al-Assad, c’est un coup dur pour cet Axe de la Résistance composé de l’Iran, du Hezbollah, de la Syrie, de milices irakiennes, des Houthis yéménites et du Hamas palestinien…

Oui, et c’était bien évidemment l’objectif poursuivi. Alors que le conflit était relativement gelé, la décision d’en finir avec la Syrie est venue après l’attaque du 7 octobre 2023 menée par le Hamas et d’autres factions palestiniennes. N’oublions pas que, malgré tous ses malheurs, la Syrie continuait à aider les Palestiniens. Il fallait donc arrêter définitivement ce soutien, quitte à détruire l’Etat syrien.

Bien avant la guerre contre l’Irak de 2003, l’aveugle et cynique volonté des Occidentaux était d’en finir avec la Syrie et, finalement, avec les Palestiniens. Ils veulent éliminer les Palestiniens physiquement, et éliminer la question palestinienne politiquement. L’objectif est de remodeler ce grand Moyen-Orient cher aux Etats-Unis. Ils avaient ainsi envahi l’Afghanistan puis l’Irak. Mais cela s’est soldé par un échec. L’invasion israélienne du Liban en 2006 faisait également partie de ce plan, mais elle a été repoussée victorieusement par le Hezbollah. Les mal nommés printemps arabes se sont retournés contre leurs promoteurs occidentaux. Mais à présent, avec les suites du 7 octobre, Israël et ses soutiens veulent en finir une fois pour toute avec toute velléité de résistance dans le monde arabe.

Devraient-ils parvenir à leurs fins cette fois-ci ?

Ce qui peut apparaître comme des victoires d’Israël et de ses soutiens n’en sont pas vraiment. L’attaque du 7 octobre a révélé que malgré le blocus et les massacres à répétition contre Gaza, les mouvements palestiniens étaient capables de porter un coup terrible à la supériorité technologique et militaire israélienne. Et Netanyahou n’a atteint aucun des objectifs qu’il s’était fixés en retour. A part commettre un génocide à Gaza, Israël n’a pas réussi à éradiquer le Hamas ni à libérer tous les otages et encore moins à pousser les Palestiniens à l’exode. Il a, par contre, planté le décor de la future confrontation.

De même, au Liban, l’armée israélienne a commis des massacres et des destructions. Mais le Hezbollah est toujours là. Et Netanyahou en est finalement revenu à la résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies qui avait établi un cessez-le-feu permanent après la guerre de 2006. Les Israéliens avaient eux-mêmes violé cette résolution, et le cessez-le-feu conclu dernièrement est régulièrement enfreint. Il ne faut pas compter sur leur parole donnée. Les Israéliens n’ont jamais respecté les résolutions de l’ONU, ni même le droit international. Pour rappel, la Cour internationale de justice a ordonné à Israël de quitter les territoires illégalement occupés depuis 1967.

Peu de chances de voir Israël se soumettre aux injonctions de la plus haute juridiction des Nations unies…

Tant qu’ils ont le soutien des Occidentaux, les Israéliens n’ont rien à craindre. Mais le danger vient de l’intérieur. La société israélienne est déstabilisée, son projet colonial ne peut pas continuer comme ça. Même le secrétaire d’Etat à la Défense américain, Llod Austin, a jugé sévèrement la conduite israélienne du conflit. Il a dit qu’avec des méthodes comme celles-là, on risque une défaite stratégique.

Israël a été conçu comme une baïonnette pour assujettir le monde arabe. Mais il a aujourd’hui un besoin vital de la protection de ses créateurs occidentaux. Il a fallu cette fois-ci que l’armée des Etats-Unis ainsi que les services de renseignements américains et britanniques viennent renforcer ouvertement les troupes israéliennes. A terme, l’Etat colonial est perdant. Et la suite sera terrible à l’intérieur même d’Israël. On peut s’attendre à voir de nombreux Israéliens fuir cette pseudo-Terre promise. C’était censé être le seul lieu où ils pouvaient être en sécurité. Mais ce n’est plus le cas.

Tant qu’il n’y aura pas de solutions justes à la question palestinienne et à la bonne gouvernance du monde arabe, il y aura de la résistance. Mais les Occidentaux ne veulent pas de solutions justes. Ils préfèrent des dirigeants corrompus et soumis à leurs intérêts comme en Jordanie, en Egypte ou même au sein de la malnommée Autorité palestinienne. Quant à la question palestinienne, elle ne peut pas être liquidée. Le problème est là : démographiquement, il y a autant de Palestiniens en Israël et dans les territoires occupés que d’Israéliens juifs. D’ailleurs, comment peut-on décréter qu’Israël est un Etat juif alors que la moitié de la population est composée d’Arabes musulmans et chrétiens ?

Si les Occidentaux bloquent les solutions justes et durables, on reste dans l’impasse…

C’est la stratégie du chaos. Et avec cette politique qui bloque toutes les issues, je crains une déferlante terroriste et des révoltes dans l’ensemble du monde arabe

En Syrie cependant, on nous présente Abou Mohammed Al-Joulani comme un ancien terroriste qui aurait fait amende honorable pour devenir un dirigeant respectable. On peut aussi imaginer qu’avec le départ d’Assad les Etats-Unis pourraient lever le blocus économique. La situation ne devrait-elle pas s’améliorer ?

Les responsables occidentaux ont cette faculté extraordinaire de ne pas voir les choses. Ou de les voir et de foncer droit au mur malgré tout. Rappelez-vous Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller à la sécurité nationale des Etats-Unis. Quand on lui a demandé s’il regrettait d’avoir armé et soutenu Ben Laden en Afghanistan dans les années 1980, il a répondu qu’il faudrait être stupide pour regretter d’avoir précipité la chute de l’Union soviétique. On nous a servi la même soupe quand Washington a appuyé la prise de pouvoir des talibans pour mettre fin à la guerre civile d’Afghanistan dans les années 1990. Les Etats-Unis ont finalement attaqué ce pays, chassé les talibans et occupé l’Afghanistan en 2001 pour se venger du 11-Septembre. Vingt ans plus tard, ils ont fui ce pays purement et simplement en laissant le pouvoir, tout le pouvoir, aux mains des talibans. Cette capitulation a fait grand bruit. Mais on parle beaucoup moins des sanctions économiques qu’impose Washington à l’Afghanistan. Ou des avoirs qu’il retient. Ils sont évalués à 7 milliards de dollars. Ces mesures ont un impact terrible pour les Afghans : l’insécurité alimentaire touche deux tiers de la population et plus de 3 millions d’enfants sont en situation de malnutrition aigüe.

Craignez-vous un scénario semblable en Syrie ?

Je ne sais pas quelle attitude les Etats-Unis vont adopter par rapport à Abou Mohammed Al-Joulani, Ahmed Hussein Al-Chara de son vrai nom. Il a rejoint Al-Qaïda durant la guerre d’Irak. Puis il a fait quelques années d’emprisonnement avant de rejoindre les rangs de Daesh. En 2011, avec la guerre de Syrie, il a créé et dirigé le Front Al-Nosra, affilié à Al-Qaïda. Il a ensuite pris ses distances pour obtenir une plus grande respectabilité et du soutien des Occidentaux. Mais son mouvement, Hayat Tahrir Al-Sham, est considéré comme une organisation terroriste par les Etats-Unis et l’Union européenne. Washington a également mis une prime de 10 millions de dollars sur Al-Joulani. Ce qui ne l’a pas empêché d’accorder une interview à CNN. Durant cet entretien, il a déclaré qu’il voulait être ami avec tout le monde, les seuls ennemis de la Syrie étant l’Iran, le Hezbollah et Assad.

De fait, l’attitude des Occidentaux à l’égard d’Al-Joulani dépendra de son agenda. Soulignons tout de même que «Hayat Tahrir Al-Sham» signifie «Organisation de libération du Levant». Il est donc possible que ce mouvement ne se limite pas à la Syrie. D’ailleurs, les explosions de joie manifestées par les milices fascistes libanaises après la prise de Damas laissent songeur. Elles ont peut-être célébré leur futur bourreau. Car le risque de contagion est très sérieux pour le Liban. Notons également que le HTS n’est pas seul. C’est une nébuleuse d’une trentaine de factions takfiris qui se retrouvent à Damas, autour d’Al-Joulani mais qui n’ont pas la même stratégie, ni le même agenda pour gouverner. Déjà à Idlib, elles se battaient entre elles avec une violence inouïe, la Turquie jouant les arbitres. Enfin, la levée du blocus états-unien impliquera certainement une soumission totale et la normalisation des relations avec Israël. Car toute la stratégie occidentale est dévouée à la normalisation des relations avec Israël, sans aucune contrepartie, c’est-à-dire sans que les territoires occupés au Liban, en Syrie et en Palestine soient rendus à leurs propriétaires. Le jour même où Al-Joulani entrait à Damas, Israël a occupé l’ensemble du Golan et s’est retrouvé à 20 km de la capitale. L’aviation israélienne s’acharne à détruire l’armée syrienne, ses bases aériennes et navales, ses centres de recherche, son industrie militaire… Al-Joulani n’a pas levé le petit doigt pour protester.

Reste donc à voir si le leader du HTS rentrera dans le rang ou s’il poursuivra son propre agenda. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’aura pas tous les pouvoirs. La Syrie est de facto sous mandat américano-israélo-turc, avec tout ce que cela implique, chacun ayant ses propres intérêts. Cela n’augure rien de bon pour l’avenir du pays. C’est triste pour le peuple syrien qui a tant souffert et qui mérite d’être soulagé.

Comment expliquer l’attitude d’Erdogan ? En 2011, il s’était laissé embarquer dans cette opération visant à renverser Assad, aux côtés des Etats-Unis, des Européens, des monarchies du Golfe et d’Israël. Avec le soutien de ses alliés, le gouvernement syrien était parvenu à repousser la rébellion. Sentant le vent tourner et évitant une tentative de coup d’Etat en 2016 grâce à l’aide des Russes, Erdogan semblait avoir pris ses distances avec Washington pour se rapprocher davantage de Moscou. En 2017, l’accord d’Astana conclu entre la Turquie, l’Iran et la Russie mettait presque fin à la guerre. Aujourd’hui, Erdogan semble avoir trahi ceux dont il s’était rapproché pour suivre de nouveau la stratégie américaine…

Même s’il se définit comme un régime islamique – sans avoir osé renoncer totalement à l’héritage d’Atatürk – la Turquie d’Erdogan est, et reste, un membre central de l’OTAN. Il ne faut pas l’oublier. La Turquie peut parfois montrer des signes d’indépendance, laisser croire qu’elle défend ses propres intérêts, mais cela reste dans le cadre de la stratégie atlantiste. Les propos de Netanyahou au sujet d’Erdogan sont d’ailleurs assez éclairants. Il a dit en substance qu’Erdogan pouvait bien le traiter de nazi tous les jours, il n’empêche que les relations économiques et politiques entre Israël et la Turquie allaient merveilleusement bien. Dans la même veine, réagissant à l’annonce d’Ankara, en plein génocide à Gaza, d’imposer un embargo commercial contre Israël, le ministre israélien des Affaires étrangères avait répondu qu’il n’était «pas au courant d’un changement dans le statut des relations avec la Turquie». Malgré la véhémence affichée publiquement par Erdogan, notamment depuis l’incident de la flottille humanitaire en 2009, les relations économiques entre les deux pays se sont fortement développées. Les exportations turques vers Israël sont passées de 2,3 milliards de dollars en 2011 à 7 milliards de dollars en 2023. La Turquie est devenue le cinquième fournisseur d’Israël et son septième client. Si Erdogan commence seulement à prendre des mesures concrètes pour faire pression sur Israël, cela reste timide. Et c’est dû à la pression populaire et au revers essuyé lors des dernières élections municipales.

Le fait est que la Turquie est membre de l’OTAN et que la stratégie atlantiste prévaut. Erdogan a ainsi violé l’accord d’Astana qui visait la désescalade en Syrie et la recherche de solutions politiques en créant notamment quatre zones de cessez-le-feu, dont Idlib qui était sous l’autorité des Turcs. Cet accord conclu en 2017 était fragile. Il avait été renforcé par la décision d’instaurer une zone démilitarisée à Idlib au terme de négociations entre la Turquie, la Russie et l’Iran à Sotchi en septembre 2018. Quelques mois plus tôt, l’armée syrienne appuyée par les Russes et les Iraniens avait repris le gouvernorat de Deraa. Ils s’apprêtaient à s’attaquer à la dernière poche tenue par les rebelles à Idlib. Erdogan s’y était opposé et cela avait débouché sur l’accord de Sotchi. Il est incontestable que les Russes ont commis une erreur en faisant confiance à Erdogan. Idlib n’est pas devenue une zone démilitarisée. Les rebelles ont continué à être armés et financés. Une fois le bon moment venu, ils sont repassés à l’offensive.

Quel est l’intérêt de la Turquie ?

Erdogan poursuit ses ambitions néo-ottomanes tout en étant d’accord avec la stratégie de l’OTAN. Il est également lié à des ultranationalistes qui considèrent notamment qu’Alep fait partie de la Turquie. Il y a, par ailleurs, la question kurde qui préoccupe la Turquie et, à un moindre degré, la Syrie. Malgré des divergences manifestes, le gouvernement syrien n’était pas entré en guerre avec ses Kurdes. Il espérait que les autonomistes reviendraient à la raison et dans le giron de l’Etat syrien. Ils n’ont pas accepté. Ils ont plutôt joué la carte américaine et israélienne. Après avoir contribué à affaiblir l’Etat syrien, ils se trouvent actuellement menacés sérieusement par l’armée turque et le nouveau pouvoir islamiste à Damas.

A présent, les Kurdes sont en mauvaise posture. Je pense que Trump s’en tamponne. L’important pour lui est que la Syrie soit hors circuit et que le projet du Grand Israël se mette en marche. Par conséquent, si on lui laisse les coudées franches, la Turquie pourrait profiter des remous provoqués par la prise de pouvoir des islamistes en Syrie pour en finir avec les Kurdes. Nous assisterions alors à un autre génocide.

Le projet du Grand Israël est sur la bonne voie avec la chute d’Assad ?

Israël a aidé les rebelles à prendre le pouvoir. Il a mené régulièrement des frappes avant l’offensive. Il entreprend à présent de détruire l’armée syrienne en bombardant tout ce qui reste des infrastructures de défense de l’armée syrienne. Par ailleurs, les troupes israéliennes ont commencé à annexer ce qui reste du Golan. Ce plateau syrien avait été en partie libéré en 1973-74 par l’armée syrienne, puis conquis en 1967 et annexé officiellement par la Knesset en 1981. A l’heure où nous parlons, les troupes israéliennes continuent d’avancer passant outre les forces onusiennes de séparation. Aucune réaction sérieuse de la malnommée communauté. Même l’ONU n’a pas bronché. Elle finira peut-être par condamner ce qui a tout l’air d’une annexion. Mais ce sera un cri dans le désert.

Rappelons que durant son premier mandat, Trump avait reconnu que le Golan faisait partie d’Israël, tout comme Jérusalem. Il estimait que le territoire d’Israël était trop petit pour assurer sa sécurité. La France, de son côté, tout en reconnaissant l’illégalité de l’annexion du Golan, avait déclaré qu’il était de toute façon hors de question de le rendre à la Syrie tant qu’Assad était au pouvoir. Maintenant que des terroristes sont au pouvoir, je doute que Trump et les Européens fassent pression sur Israël pour qu’il retire ses forces et ses colonies du Golan syrien occupé. C’est un jeu cynique sans nom.

Les médias nous ont montré des images de Syriens célébrant la chute d’Assad. Mais entre les opérations israéliennes, les manœuvres turques, les contradictions entre factions rebelles ou encore la présence de l’armée américaine, l’avenir de la Syrie ne s’annonce pas rayonnant…

Ce qui se passe en Syrie, c’est un séisme géopolitique capital qui va profondément changer la position du pays sur l’échiquier moyen-oriental. Une véritable guerre civile s’annonce, malgré les paroles rassurantes des uns et des autres. On disait de la Syrie qu’elle était le cœur battant du monde arabe. Elle risque d’en devenir le foyer de déstabilisation. Nous allons assister à la disparition du pluralisme sociétal et communautaire au Moyen-Orient. Le risque de partition de la Syrie est réel. Et c’est toute la région qui sera déstabilisée, avec une accentuation des flux migratoires vers l’Europe et les pays voisins.

Qu’en est-il des monarchies du Golfe ? Elles soutenaient financièrement la rébellion lors de la première phase du conflit. On les sent beaucoup plus discrètes à présent. Pourquoi ?

A l’exception d’Oman qui avait adopté une position visionnaire et intelligente contre les jihadistes, tous les pays du Golfe soutenaient la rébellion islamiste. Mais depuis, les Emirats arabes unis et l’Arabie Saoudite ont abandonné cet agenda. Ils ont été effrayés par ce courant intégriste qui pourrait chercher à islamiser à sa sauce «frériste» le monde arabe depuis la Syrie, remettant en question l’autorité des vieilles pétromonarchies.

De plus, depuis le début de la guerre en Syrie, il a coulé de l’eau sous les ponts. Rappelez-vous que lors de sa visite à Riyad en 2017, Trump avait tenu des propos insultants envers les dirigeants saoudiens. Il leur avait dit qu’ils n’étaient rien sans les Etats-Unis, qu’ils ne tiendraient pas une semaine sans ce soutien et qu’ils devaient payer puisqu’ils avaient beaucoup d’argent. Et il a dit tout ça publiquement ! Les Saoudiens n’ont jamais avalé cet affront. Ajoutons à cela l’accord historique patronné par la Chine pour normaliser les relations entre l’Arabie Saoudite et l’Iran en 2023. Et le fait que la Chine est devenue le premier partenaire économique de la monarchie pétrolière. Pour moderniser son pays, le prince Mohammed ben Salmane (MBS) a manifestement compris qu’il était préférable de se tourner vers Pékin : c’est moins cher, plus rapide et plus efficace que ce qui est proposé par Washington. Toutes ces évolutions, l’attaque du 7 octobre et la réponse israélienne ont conduit l’Arabie Saoudite à geler le processus de normalisation avec Israël voulu par les Etats-Unis. MBS était prêt à l’accepter sans condition malgré son statut autoproclamé de gardien des Lieux Saints de l’islam. A présent, il exige, comme préalable à la normalisation avec Israël, la création d’un Etat palestinien avec Jérusalem comme capitale.

Tentative d’éradiquer le Hamas à travers un génocide à Gaza, le Hezbollah décapité, Assad renversé… L’Iran est-il le prochain sur la liste ?

Beaucoup de choses inattendues peuvent arriver. Mais l’Iran n’est pas un petit morceau, et ils sont chez eux, adossés à la Russie et à l’Eurasie. De plus, sa réconciliation avec les monarchies du Golfe lui offre désormais une certaine protection vis-à-vis des Etats-Unis. Par ailleurs, comme je l’ai dit, derrière ses victoires apparentes, Israël sort très fragilisé du Déluge d’Al-Aqsa qui a montré au grand jour sa dépendance vis-à-vis des Etats-Unis. Israël est de surcroit confronté à une grave crise existentielle. Et l’Axe de la Résistance, s’il a subi des dégâts, n’a pas disparu. Il lui faudra sans doute du temps pour se réorganiser, mais il est toujours là. Enfin, une chose est sûre, le développement du Sud global est en marche. Les Occidentaux sont en train de perdre la guerre en Ukraine. En Syrie, ils ont remporté une bataille. Mais l’Histoire ne s’arrêtera pas là.

In IngvestigAction

Majed Nehmé, journaliste franco-syrien et rédacteur en chef du magazine Afrique-Asie.

 

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