«Les yeux dans le dos» de Azouz Begag: Un grand livre sur la fraternité en temps de crise
Jean-Pierre Claris de Florian, dans l’effervescence lumineuse de 1792, offrit au monde «L’aveugle et le paralytique», une fable d’une rare pureté morale où deux destins se conjuguent en une symphonie de solidarité. Azouz Begag, tel un alchimiste, s’empare dans son livre «Les yeux dans le dos» de ce précieux héritage littéraire en le revisitant avec […]

Jean-Pierre Claris de Florian, dans l’effervescence lumineuse de 1792, offrit au monde «L’aveugle et le paralytique», une fable d’une rare pureté morale où deux destins se conjuguent en une symphonie de solidarité.
Azouz Begag, tel un alchimiste, s’empare dans son livre «Les yeux dans le dos» de ce précieux héritage littéraire en le revisitant avec une verve novatrice, alliant la rigueur de l’humanisme à l’ardeur d’un engagement social. Dans son œuvre, la fable se mue en une fresque éclatante où l’aveuglement et
l’inertie ne sont plus des faiblesses, mais les prémices d’une force incommensurable qui, en s’unissant, révèle la lumière d’une fraternité réinventée.
Parias parmi les parias, naufragés du corps et du sort, Elias le paralytique et Ibrahim l’aveugle n’en sont pourtant plus qu’un, une entité paradoxale et indéfectible qui arpente dès les premières pages les ruelles de Damas, bravant la nuit et la misère à deux pour ne faire qu’un. Azouz Begag nous ouvre les portes de Damas en 1860 avec «Les Yeux dans le dos», un roman qui s’impose d’emblée par sa force évocatrice. Dépassant la trop simple reconstitution historique, il nous immerge dans le pouls vibrant d’une ville millénaire, un espace olfactif saturé de senteurs épicées, un écrin oriental où le murmure de l’amitié tente de se faire entendre au milieu du fracas des antagonismes religieux. C’est une atmosphère à la fois luxuriante et étouffante qui nous étreint, une mélodie lancinante et contrastée où la beauté charnelle du Levant se mêle à une sourde inquiétude, comme une prémonition de l’orage qui s’annonce. Devant, la poussière du chemin s’efface devant une autre forme de sacralité. Elias, immobile au pied de la modeste construction, prête sa voix aux calligraphies ornant la pierre tombale, déchiffrant pour Ibrahim, aveugle au monde mais pas à l’esprit, l’identité du philosophe andalou. Pour ces deux hommes que la vie a rudement éprouvés, cet arrêt au tombeau d’un tel sage n’a rien d’anodin. Ibn Arabi, «Algorithme» aux yeux des Latins, devient soudain plus qu’un nom : une présence tutélaire, une promesse de sagesse irradiant par-delà les siècles.
Leur conversation, à l’ombre du mausolée, prend alors une tournure introspective. Combien d’années séparent leur époque de celle de ce penseur
universel ? Qu’est-ce qu’un homme, fut-il savant et pieux, face au vertige du temps qui passe ? Pour Elias, épris de connaissance et rongé par la mélancolie, se tenir auprès de cette mémoire vive est une manière de conjurer le vide, de s’imprégner de son savoir pendant l’éternité. Ibrahim, plus instinctif, vibre à la spiritualité du lieu, interrogeant Elias sur la portée de cette sagesse antique face aux troubles contemporains qui menacent Damas.
Dans le silence recueilli qui les enveloppe, au pied de cette figure d’autorité spirituelle, l’écho de leurs propres questions existentielles semble résonner avec une acuité particulière. Loin de les accabler, la présence d’Ibn Arabi les confirme paradoxalement dans leur cheminement singulier, leur quête de sens au cœur d’un monde obscur.
Ce n’est pas tant le récit que Begag nous offre, mais une véritable expérience sensorielle : on ressent l’oppression de l’air, on se perd dans le dédale des ruelles emplies de lumière et d’ombres, on perçoit la menace sourde qui rôde comme un parfum vénéneux. L’écriture d’Azouz Begag, intense et imagée, fait de Damas un personnage central, une cité théâtrale où se déploie une tragédie humaine bouleversante. Plus qu’un arrière-plan pittoresque, le cadre historique devient le révélateur des tensions et des déchirures qui traversent les âmes. Dans ce monde où les identités se heurtent avec la violence à venir, où la suspicion et la peur rongent le vivre-ensemble, l’auteur choisit de sonder la fragilité du lien humain à travers une amitié improbable, une alliance contre nature entre deux figures marginalisées, Ibrahim l’aveugle, promeneur mélancolique aux paroles poétiques, et Elias, le paralytique cloué au sol, esprit vif et ironique. Racha T.