Rym Ali, présidente de la Fondation Anna Lindh, au JI : «L’Algérie peut rayonner en matière d’éducation aux médias»
Algérienne de naissance, Rym Ali est l’épouse du prince jordanien Ali bin Al-Hussein. Elle a fondé l’Institut jordanien des médias, forte de son expérience journalistique en tant que reporter de guerre pour le compte de la chaîne CNN, lors de la seconde guerre du Golfe (2003). La fille de l’ancien ministre algérien des Affaires étrangères, […] The post Rym Ali, présidente de la Fondation Anna Lindh, au JI : «L’Algérie peut rayonner en matière d’éducation aux médias» appeared first on Le Jeune Indépendant.

Algérienne de naissance, Rym Ali est l’épouse du prince jordanien Ali bin Al-Hussein. Elle a fondé l’Institut jordanien des médias, forte de son expérience journalistique en tant que reporter de guerre pour le compte de la chaîne CNN, lors de la seconde guerre du Golfe (2003). La fille de l’ancien ministre algérien des Affaires étrangères, Lakhdar Brahimi, est également la directrice de la Fondation euro-méditerranéenne Anna Lindh. Une organisation intergouvernementale qui réunit des organisations de la société civile, des institutions, les pouvoirs publics et des acteurs du changement de toute la région euro-méditerranéenne.
Dans cet entretien, Rym Ali revient sur l’importance de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) dans la promotion d’un journalisme responsable, citoyen et juste.
Le Jeune Indépendant : Comment pouvez-vous résumer l’importance de l’EMI, l’éducation aux médias et à l’information, dans le monde d’une manière générale et dans le monde arabe en particulier ?
Rym Ali : Je dois dire que cela revêt une importance toute particulière dans le monde arabe. Vous avez peut-être entendu la doyenne de l’Institut que j’ai fondé (l’Institut jordanien des médias, ndlr) dire que, parfois, cela peut être une question de vie ou de mort. Dans notre région, c’est très souvent le cas, et nous l’avons vu récemment, n’est-ce pas ? Les gens doivent savoir ce qui se passe. C’est d’autant plus important que les jeunes évoluent dans un paysage médiatique dominé par les médias sociaux, et ce dans une ère hyper-médiatisée. C’est un environnement complexe, truffé de fake news et où la technologie est souvent utilisée pour désinformer. C’est donc très compliqué pour les gens, notamment les jeunes, de distinguer le vrai du faux, et cela peut donc pousser ces jeunes à passer à l’action, parfois de façon tragique.
Pour moi, l’EMI est une sorte d’alphabétisation. C’est donc aussi essentiel que ne l’était l’alphabétisation il y a 50 ans, lorsqu’il y avait des campagnes dans ce sens. Aujourd’hui, c’est ça l’alphabétisation moderne, et c’est d’autant plus important dans notre région qu’il existe un écart entre le Nord et le Sud en matière d’éducation aux médias. Il faut absolument réduire cet écart, voire le faire disparaître, pour que tout le monde puisse progresser sur un pied d’égalité.
Vous avez créé l’Institut jordanien des médias et vous avez également réussi à introduire l’éducation aux médias et à l’information dans les programmes scolaires en Jordanie en 2016. Cependant, le monde arabe accuse toujours du retard. Vous avez d’ailleurs déclaré que nous avions du retard à rattraper. Pensez-vous que nous avons aujourd’hui les moyens, dans le monde arabe et en Algérie en particulier, pour introduire l’éducation aux médias et à l’information, sachant qu’à l’Ecole de journalisme d’Alger (ENSJSI), l’EMI a été introduite dès 2018.
Je vous félicite, à cette occasion, pour l’introduction de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) à l’ENSJSI. Oui, je pense que les moyens existent mais il serait bénéfique de profiter des soutiens disponibles ici et là. Vous savez que la Semaine d’éducation aux médias et à l’information (Global Media and Information Literacy Week) s’est tenue en octobre 2024 à Amman.
Cet événement a notamment abouti à l’adoption de la Déclaration d’Amman, à l’issue de cette grande conférence organisée par l’UNESCO. Une fois encore, cette conférence a souligné l’importance de trouver des fonds, qui seront gérés par l’UNESCO elle-même ou encore localement. Il faut surtout garantir des financements à l’échelle régionale, y compris dans le monde arabe. Recevoir des soutiens de différentes parties est essentiel, car c’est là un investissement capital. On critique les médias mais ces derniers ne bénéficient pas de moyens financiers appropriés.
Je pense qu’un pays comme l’Algérie a la capacité d’investir dans ce domaine et qu’elle pourrait tout à fait rayonner dans ce domaine. J’insiste sur le fait que cela n’est pas un luxe, mais une nécessité. Lorsqu’on décide où investir, l’éducation aux médias doit faire partie des priorités d’une société.
Donc, quand on parle d’éducation aux médias, il ne s’agit pas uniquement des outils de vérification, mais aussi de la promotion de l’esprit critique. Il y a un ouvrage que j’aime beaucoup, celui de Len Masterman, Teaching media, qui nous dit que l’esprit critique nous garantit une autonomie critique et une liberté décisionnelle. Aujourd’hui, avec tout ce que vous avez fait, toutes vos réalisations, peut-on atteindre cette autonomie critique et cette liberté décisionnelle selon vous ?
C’est une très bonne question. Je pense que oui mais encore faudrait-il que l’esprit critique soit cultivé dès l’enfance. Or, malheureusement, beaucoup de systèmes éducatifs dans notre région n’encouragent pas l’esprit critique, bien au contraire. C’est pourquoi le rôle de l’éducation aux médias dans notre région est essentiel. Beaucoup de jeunes n’ont pas développé cet esprit critique car ils n’ont pas grandi dans un environnement propice.
Aussi, ces formations peuvent vraiment les aider à avoir ce questionnement systématique face à tout ce qu’ils voient à l’antenne et à toutes les images auxquelles ils sont confrontés. On est, en fait, dans une culture dominée par l’image, TikTok, Instagram… Les jeunes d’aujourd’hui ne communiquent presque plus que par l’image, c’est pourquoi il est crucial qu’ils apprennent à vraiment remettre en question tout ce qu’ils voient et tout ce qu’ils entendent. Je le dis et je le répète, ces choses-là ne se font pas en un jour.
Ce sont des processus qui demandent à être nourris, développés et implantés graduellement. C’est un peu comme pour la démocratie : on ne devient pas une démocratie du jour au lendemain, il faut y consacrer du temps et consentir des efforts.
Vous avez évoqué deux notions : l’intelligence humaine et la responsabilité. Selon vous, est-ce là l’équation indispensable pour promouvoir l’éducation aux médias ?
Il faut surtout se rappeler que nous ne sommes pas nécessairement victimes de ces technologies. Il est vrai que beaucoup de jeunes le sont, avec des conséquences dramatiques, comme les cas de suicide sur les réseaux sociaux, mais ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est que nous avons toujours le choix. Encore faut-il avoir les bons outils pour faire ces choix.
D’où l’importance de l’éducation aux médias et à l’information, qui va permettre aux jeunes d’exercer leur libre arbitre, de développer leur esprit critique et de ne pas subir passivement ce qu’ils voient ou entendent. Je me souviens d’un professeur qui me disait : « Attention, il ne faut pas parler d’intelligence artificielle ! C’est une contradiction en soi, parce que l’intelligence est éminemment humaine ». Et c’est justement cette intelligence qu’il faut cultiver dès le plus jeune âge.
Une autre question concernant votre expérience journalistique. Vous avez été correspondante pour CNN, et vous avez longuement couvert la question des armes de destruction massive (ADM) en Irak. Vous avez expliqué, à maintes reprises, avoir alerté les observateurs de l’ONU, affirmant qu’il n’y avait pas de preuves quant à la présence d’armes de destruction massive. Pourtant, cette idée a été largement exploitée par l’Administration américaine de George W. Bush pour justifier l’invasion de ce pays. Un exemple type de fake news utilisé à grande échelle. Cette expérience personnelle a-t-elle été une raison supplémentaire de promouvoir l’éducation aux médias ?
C’est une très bonne question, et c’est intéressant que vous me la posiez, parce qu’il est vrai que chaque fois qu’on me demande de parler de l’éducation aux médias, je repense justement à cette période. Comme je l’ai souvent dit, à l’époque, nous avons parcouru le pays.
Nous savions donc ce qui se passait sur le terrain. Les inspecteurs de l’ONU visitaient tous les sites et le gouvernement irakien s’arrangeait pour que les journalistes internationaux puissent les suivre partout. Il y avait une volonté de montrer qu’il n’y avait rien à cacher. Cependant, le gouvernement irakien ne faisait jamais de déclaration claire et officielle, affirmant qu’il n’y avait aucune arme de destruction massive. C’était là une forme d’ambiguïté qui a pu être exploitée.
Tout cela reposait donc sur un mensonge. Je pense ici à l’ouvrage de la philosophe allemande Hannah Arendt sur le mensonge et la violence. Pouvons-nous dire que les Etats-Unis ont envahi l’Irak sur un mensonge pour légitimer la violence ?
Absolument, tout cela reposait sur un mensonge qui a conduit à une grande violence. Je me souviens très bien de cette période. A l’époque, les réseaux sociaux qu’on connaît aujourd’hui n’existaient pas, on commençait à peine à découvrir les blogs. C’était très intéressant, mais pour une journaliste comme moi qui n’était pas blogueuse, c’était un nouveau monde. Il y avait des choses intéressantes dans les blogs qui attiraient mon attention.
Cela devenait compliqué lorsque le bureau considérait ces blogs comme des sources d’information à part entière, me demandant d’aller voir sur place. Ça c’était inacceptable. Le travail journalistique doit reposer sur des critères bien définis.

La princesse Rym Ali et Mme Rouibi
Depuis, les médias et le monde de l’information en général ont énormément évolué. Ce n’est plus tout à fait le même métier. On ne travaille plus de la même manière en même temps, c’est pourquoi j’ai fondé l’Institut jordanien des médias. La technologie change, la façon de travailler, elle aussi, peut changer mais les principes et l’éthique ne doivent en aucun cas changer. C’est ce qu’il faut transmettre aux journalistes de demain.
Donc, votre expérience comme correspondante de CNN a été une sorte de motivation pour vous ?
Oui, c’est vrai. Justement, je tire les enseignements de mon expérience pour essayer d’améliorer, autant que possible, les choses et de contribuer à les changer. L’éducation aux médias, c’est justement s’assurer que la vérité puisse prévaloir. C’est aussi permettre aux gens, notamment les jeunes, de distinguer le vrai du faux ou du moins reconnaître le faux pour arriver au vrai. C’est ça l’espoir.
Vous l’avez très bien résumé dans votre discours, lors de l’ouverture des assises. Albert Londres disait que le rôle du journaliste, c’est de mettre la plume dans la plaie. Si vous aviez un message à faire passer, Altesse, pour la promotion de l’éducation aux médias, en particulier dans un contexte aussi sensible que celui que nous vivons aujourd’hui avec ce qui se passe à Gaza depuis le 7 octobre, quel serait-il ? D’autant qu’il semble qu’aujourd’hui, l’Occident n’a plus le droit de donner de leçons de liberté d’expression. Qu’en pensez-vous ?
C’est clair, la liberté d’expression de la presse est à l’arrêt. Tout à l’heure, on m’a demandé de définir, en un mot, qu’est-ce que la liberté de la presse, et ce à l’occasion de la Journée de la liberté de la presse. J’aurais voulu dire que la liberté de la presse c’est pouvoir s’exprimer sans contrainte, mais aujourd’hui, la liberté de la presse c’est la vérité, et celle-ci ne peut être à deux vitesses.
Il ne peut pas y avoir une vérité selon laquelle l’occupation est inacceptable en Ukraine mais tolérée, voire justifiée, en Palestine. Il ne peut pas y avoir une vérité dans laquelle la mort d’un civil en Ukraine suscite l’émotion, l’indignation — et à juste titre — alors que la mort de civils palestiniens, d’enfants palestiniens, dans le cadre d’un génocide, d’un nettoyage ethnique, passe sous silence ou est relativisée.
Ce drame, nous le vivons aujourd’hui grâce aux réseaux sociaux parce que les médias internationaux ne sont toujours pas autorisés à Gaza. Cela ne veut pas dire que les journalistes palestiniens ne font pas un boulot extraordinaire, mais ils sont, malheureusement, ciblés et tués systématiquement. On parle de plus de 200 journalistes assassinés.
Ce n’est pas anodin. Alors non, il ne peut y avoir de liberté de presse à deux vitesses et il ne peut y avoir de liberté à deux vitesses. C’est très inquiétant parce qu’on pensait ces valeurs humaines et universelles. Il est temps de se rappeler ces valeurs, des deux côtés de la Méditerranée, au Nord comme au Sud. Sinon c’est quoi la conclusion ? Qu’il y a des êtres humains quelque part et des êtres non humains ailleurs ? Non, si nous croyons que tous les êtres humains sont égaux, alors il faut agir en conséquence.
L’éducation aux médias peut-elle nous aider à sortir de ce dilemme ?
Oui, l’éducation aux médias peut aider énormément, et c’est pour cela que je l’encourage vivement. Cependant, l’éducation aux médias et à l’information, à elle seule, ne suffit pas. L’EMI fera une partie du travail, en permettant de distinguer le vrai du faux, mais après cela, il faut avoir le courage de dire la vérité et de prendre position en toute conscience.
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