Isabelle Vaha, auteure et historienne française, au Jeune Indépendant : « L’Algérie n’a pas eu besoin de la France pour être une nation »

En séjour en Algérie, Isabelle Vaha, auteure et historienne française, livre, dans cet entretien, une réflexion troublante sur la vérité historique des crimes commis contre l’Algérie durant la guerre de libération nationale, notamment par son propre père, ancien légionnaire dans l’armée française, devenu tortionnaire. Sur fond d’un mea-culpa qu’elle traîne depuis l’enfance, elle cherche, 62 […] The post Isabelle Vaha, auteure et historienne française, au Jeune Indépendant : « L’Algérie n’a pas eu besoin de la France pour être une nation » appeared first on Le Jeune Indépendant.

Jan 22, 2025 - 03:08
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Isabelle Vaha, auteure et historienne française, au Jeune Indépendant :  « L’Algérie n’a pas eu besoin de la France pour être une nation »

En séjour en Algérie, Isabelle Vaha, auteure et historienne française, livre, dans cet entretien, une réflexion troublante sur la vérité historique des crimes commis contre l’Algérie durant la guerre de libération nationale, notamment par son propre père, ancien légionnaire dans l’armée française, devenu tortionnaire.

Sur fond d’un mea-culpa qu’elle traîne depuis l’enfance, elle cherche, 62 ans après l’indépendance de l’Algérie, à rétablir la vérité sur les exactions perpétrées par le colonialisme français et met en lumière les souffrances infligées au peuple algérien.

A travers son parcours personnel, marqué par le refus choquant de ses parents de la voir naître parmi les « Arabes » – elle naîtra en France –, Mme Vaha, qui a vécu après sa naissance à Mostaganem, évoque l’importance de transmettre une vision juste et sincère de l’histoire.

Son objectif est de battre en brèche le discours ambiant en France, qui tente d’accréditer la farfelue thèse que l’Algérie n’était pas un Etat avant la brutale conquête menée, dès 1830, par des généraux français racistes et sanguinaires.

Le Jeune Indépendant : Pourriez-vous nous raconter votre lien avec l’Algérie et les circonstances de votre visite ?

Isabelle Vaha : Ma mère était enceinte de moi à Mostaganem, mais mes parents ne voulaient pas que le bébé naisse en Algérie. Ils tenaient particulièrement à ce que je ne vienne pas au monde au milieu des Arabes, une idée qu’ils trouvaient insupportable. Ma mère est donc retournée en France pour accoucher. Un peu plus tard, en 1961, je suis revenu en Algérie, puis en 1962, en plein cœur des événements de la guerre d’indépendance.

Depuis, je n’y suis jamais retournée. Il n’y avait pas vraiment de raison de le faire vu la manière dont les choses se sont passées. Ensuite, ma vie a pris une autre direction, marquée par des rencontres importantes et une succession d’événements qui m’ont conduite ailleurs.

Je me souviens que, toute jeune, j’avais découvert une boîte contenant des photos de torture appartenant à mon père. J’avais 8 ou 9 ans, et c’était extrêmement troublant pour un enfant. Ces images ont profondément marqué ma conscience et, avec le temps, elles ont influencé ma réflexion, mes rencontres, mes études ainsi que mon exploration de l’histoire.

Qu’est-ce qui a motivé votre décision de revenir en Algérie, et comment percevez-vous ce retour aujourd’hui ?

Au début, revenir en Algérie n’était pas un choix clair ni une décision mûrement réfléchie. C’était davantage une aspiration, un accomplissement qui devait se faire… ou non. Aujourd’hui, je vois ce retour comme l’aboutissement d’un long processus. Il représente pour moi une forme de réconciliation avec l’histoire, avec cette mémoire souvent transmise, transformée, mystifiée. A travers ce parcours, j’ai cherché à donner un sens à ce que j’avais vu, entendu et ressenti.

Peut-être que c’est prétentieux de ma part, mais je ne pense pas que cela le soit totalement. Les acteurs qui m’entourent aujourd’hui, ainsi que la médiatisation des causes que je défends ont peut-être contribué à faire bouger les lignes.

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Chaque nation a une conception de l’Etat qui lui est propre

Actuellement, les marges de manœuvre pour cette espérance sont réduites, presque infimes. Mais même si ce n’est qu’un progrès de 2 millimètres, je veux m’y accrocher. Demain, je repars, et ce départ suscite en moi des sentiments contradictoires. Je sais que je partirai triste – triste d’amour peut-être–, et cela est une certitude. Mais, en même temps, je repars immensément renforcée.

Depuis mon arrivée, j’ai ressenti une dignité partagée. Ce qui me révolte, c’est qu’au-delà de la Méditerranée, partager cette dignité semble aujourd’hui pratiquement impossible. J’espère qu’un jour, cela pourra se faire avec sérénité. En tout cas, je continuerai ce que j’ai commencé il y a déjà de nombreuses années. Non seulement je vais poursuivre ce chemin, mais je le ferai avec une grande détermination, avec force et conviction.

Que répondez-vous à ceux qui affirment que le colonialisme en Algérie a apporté du bien-être ou de la civilisation, en vous appuyant sur votre propre expérience et votre réflexion ?

Ce n’est pas uniquement une question d’expérience personnelle. J’étudie avec mes étudiants la loi de février 2005, qui évoque les bienfaits apportés par la France aux pays colonisés, afin de leur démontrer que cela relève d’une ellipse. C’est également une question de cadre collectif, de collégialité. Cela m’a permis de réfléchir à l’histoire et à la mémoire que nous portons.

Par exemple, lors d’un de mes cours, une étudiante algérienne d’un autre groupe est arrivée dans tous ses états, car son professeur de sociologie leur avait expliqué qu’il n’y avait pas eu de nation en Algérie sous la domination française. J’ai dû lui expliquer le concept de nation. En Algérie, nous avons une histoire linguistique et culturelle complexe, marquée par une pluralité que nous devons reconnaître et valoriser, mais aussi une mémoire et l’hymne. Ce sont ces éléments qui permettent de fédérer un peuple. Une nation, c’est l’expression d’une fédération. L’Algérie, elle, n’a pas eu besoin de la France pour être une nation.

Qu’il s’agisse de l’Algérie ou d’autres pays où la France prétend avoir apporté la civilisation, je reste profondément dubitative. Prenons, par exemple, les mécanismes du franc CFA dans certains pays d’Afrique : cela me laisse tout aussi sceptique. Il faudrait me fournir des arguments extrêmement solides pour me convaincre que tout cela était réellement pour le bien-être des populations locales. Car, très souvent, ces actions servaient avant tout les intérêts de ceux qui venaient les imposer.

Le cœur du problème réside dans l’idée qu’un pays puisse considérer que sa souveraineté est supérieure à celle d’un autre, au point de hiérarchiser les souverainetés et de remettre en question celle d’un autre Etat. C’est là où tout bascule, car chaque nation a une conception de l’Etat qui lui est propre, basée sur son histoire, sa culture et de nombreux autres éléments constitutifs.

Comment surmonter la hiérarchisation des systèmes coloniaux  et l’imposition d’un modèle unique dans les relations internationales actuelles ?

Le problème fondamental de la colonisation c’est cette hiérarchisation des systèmes, cette prétention à imposer un modèle unique, considéré comme la référence absolue. Et lorsqu’un pays colonisateur affirme cela jusqu’à la négation de l’autre, cela devient insupportable. Ce n’est pas étonnant, dans ce contexte, qu’à un moment donné – que ce soit en Algérie ou ailleurs dans le monde – des populations finissent par dire non ! Que ce soit de manière pacifique ou par la force, ce refus devient inévitable.

Bien sûr, ces luttes sont souvent associées à des drames humains, nous en convenons. Mais ce refus est vital pour la survie de ceux à qui l’on a dit : « Toi, tu n’as pas le droit de vivre autrement qu’en fonction des règles que je t’impose. » Cela n’est pas tenable. A un moment donné, cette domination devient insupportable et inacceptable.

Si j’ai quelque chose à transmettre, c’est bien cela : chaque peuple, chaque pays a le droit de disposer de lui-même. Cette idée ne doit pas rester une simple déclaration de principe. Il ne doit plus y avoir cette hiérarchisation implicite ou explicite entre ceux qui mériteraient une élévation et ceux qui n’y auraient pas droit.

Ce n’est pas possible de fonctionner comme cela. Ce n’est tout simplement pas possible. Pourtant, que ce soit en Algérie ou à d’autres époques et dans d’autres pays, on retrouve souvent ces mêmes mécanismes.

Quant à moi, je le répète, même si l’on me dit que je ne suis qu’une toute petite chose, je le pense profondément. Mais cette petite chose que je suis souhaite simplement contribuer à sa manière. Heureusement, il y a d’autres petites choses autour de moi, d’autres personnes, qui partagent cette même veine, cette même énergie. Et quand on réunit toutes ces petites choses, on peut peut-être espérer que cela finisse par changer. J’ai vraiment envie de croire en cet espoir.

Qu’en est-il de votre séjour en Algérie?

L’accueil de l’Algérie durant ce séjour m’a donné la force de continuer, malgré tout. Pourtant, j’ai été fortement découragée de venir. Jusqu’à quelques heures avant de monter dans l’avion, on me répétait : « Il ne faut pas y aller, ce n’est pas le bon moment. »

On m’a posé mille questions : « Es-tu sûr d’être en ordre sur ta situation financière ? Médicale ? Est-ce que tu dors bien chez toi ? » Tout cela relevait d’un imaginaire absurde, un imaginaire où il semblait évident que quelque chose de grave allait m’arriver ici, chez vous. On m’a conseillé de reporter ce voyage, de ne pas venir, surtout pas maintenant. Et pourtant, je suis venue. Et aujourd’hui, je peux dire que j’ai bien fait.

 

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