Lequel des crimes français doit-on oublier ?: La somme des massacres donne un génocide colonial

Il ne faut surtout pas s’abuser sur les arguments développés par les médias et les politiques français sur les origines de la campagne actuelle contre l’Algérie. Quoiqu’empruntant des mobiles à l’actualité, dans le fond il y a un continuum entre les campagnes passées et actuelles. Par Hosni Kitouni Nous voulons dans cette contribution souligner pourquoi […]

Jan 25, 2025 - 22:37
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Lequel des crimes français doit-on oublier ?: La somme des massacres donne un génocide colonial

Il ne faut surtout pas s’abuser sur les arguments développés par les médias et les politiques français sur les origines de la campagne actuelle contre l’Algérie. Quoiqu’empruntant des mobiles à l’actualité, dans le fond il y a un continuum entre les campagnes passées et actuelles.

Par Hosni Kitouni

Nous voulons dans cette contribution souligner pourquoi la France est malade de l’Algérie et pourquoi elle n’est pas prête d’en guérir parce que le mal vient de loin : la perte de l’Algérie a constitué dans son histoire moderne une triple défaite : historique, morale et stratégique.
La colonisation de l’Algérie a été au fondement de la construction de l’État-nation français et a nourri ses mythes…

Une défaite historique
La France de 1830 est un pays malade politiquement et traumatisé par ses échecs militaires et coloniaux successifs. L’empire français se trouva, au XVIIIe siècle, au centre des guerres franco-anglaises ruineuses qui déterminèrent pour longtemps l’attitude des Français à l’égard de leur «éternel ennemi». Le traité de Paris signé en 1763 obligea la France à renoncer à toute prétention politique sur l’Inde et à abandonner le Canada aux Anglais. En 1798-99, avec l’aide de l’Angleterre, Napoléon est chassé d’Égypte. En 1803, la Louisiane est vendue par Napoléon aux États-Unis. En 1809 les forces françaises quittèrent définitivement Saint-Domingue, humiliées par une défaite militaire et morale exceptionnelle. Cette défaite sonna le glas de l’empire colonial français hérité de l’ancien régime.
La prise d’Alger en juillet 1830 coïncide avec le coup d’État qui intronise Louis Philippe. Durant 4 ans, pour éviter les représailles de l’Angleterre, la France masque ses intentions coloniales. Ce n’est qu’en 1834 qu’elle déclare ouvertement sa mainmise sur la Régence d’Alger. Elle va mobiliser un tiers de ses forces armées, engager une guerre terrible et coûteuse durant 40 années. La colonisation de l’Algérie représente une extraordinaire opportunité pour débarrasser la métropole de son trop-plein de miséreux, elle est un terrain expérimental pour la guerre contre-insurrectionnelle, et une source inestimable de fierté nationale.
La culture française, ses mythes, son idéologie impériale ont été façonnés par la colonisation de l’Algérie. Elle est la source de sa puissance économique, une position militaire stratégique en méditerranée, un pont dans le monde arabo-musulman, un passage obligé pour l’Afrique et plus que tout, une extension territoriale nationale formée de trois départements représentant cinq fois la superficie de la métropole. Avec, en prime, un peuplement colonial délocalisé de 1 million de personnes. La colonisation de l’Algérie permet ainsi à la France de devenir la puissance qu’elle est à la fin du XIXe siècle.
On comprend dès lors pourquoi l’indépendance de l’Algérie et les décolonisations représentent un séisme ontologique qui va provoquer la disparition de l’empire colonial de la France, c’est-à-dire la base de sa puissance économique, politique et stratégique. Le mythe de la «Grande nation française»
s’étendant «de Dunkerque à Tamanrasset» s’effondre. Cette défaite historique est aggravée par la présence d’une communauté pied-noir rapatriée d’Algérie qui se considère comme la victime de la décolonisation, elle entretient l’idéologie de la nostalgie du pays perdu, la haine irréfragable de l’ennemi arabe cause de tous ses malheurs, et cultive l’esprit de revanche.
Une défaite stratégique
Ne nous y trompons pas, les récents déboires de la France en Afrique sont finalement des répliques lointaines de l’extraordinaire séisme de 1962. Les peuples africains continuent leur marche en avant pour chasser de leur continent les derniers fantômes de la France impériale. Tout acte de souveraineté, toute politique d’indépendance nationale, toute velléité de se défaire des fourches caudines de la Françafrique, constituent aux yeux des élites françaises, un déni de «lèse-majesté», une «ingratitude» (dixit E.Macron)
La dernière déclaration du ministre de l’Intérieur français (22 janvier) est à cet égard assez significative : «J’observe que depuis 2023, on fait la guerre à l’enseignement de la langue française à l’école primaire au profit de l’anglais». Et il ajoute : «J’observe que depuis 2023, le fameux couplet antifrançais est à nouveau d’actualité dans l’hymne national algérien». Bruno Retailleau conteste donc à l’Algérie le droit de choisir sa langue d’enseignement comme il lui contexte le droit de cultiver la mémoire de ses souffrances. Oublierait-il que c’est la France qui a colonisé l’Algérie durant 132 ans ? Réconciliation voudrait-elle dire renoncement ?

Une défaite morale
Or pour nous Algériens, le passé ne saurait être saucissonné en bonnes et mauvaises tranches. C’est un tout indissociable de 132 années d’un vécu
dont nous devons rappeler la mémoire afin que nul n’oublie
le prix de liberté ! Nos millions de morts ne nous le pardonneraient pas ! Pas un jour, par un fait,
pas une partie de notre territoire ne doivent être oubliés dans
nos commémorations et nos souvenirs ! Comment en effet passer sous silence ce qui s’est passé…
…à Blida le 19 novembre 1830.
«L’ordre fut donné de tout détruire et de tout incendier dans cette direction, où se trouvent les plus beaux jardins du pays. En ville on fusillait, presque sous les yeux du général en chef, tout ce qui était pris les armes à la main. Cette boucherie, présidée par le grand prévôt, dura si longtemps, qu’à la fin les soldats ne s’y prêtaient plus qu’avec une répugnance visible». «En entrant dans cette ville, le plus horrible spectacle vint s’offrir à nos yeux : les ruisseaux étaient teints de sang, des cadavres encombraient les rues, plusieurs maisons et boutiques à moitié démolies en étaient remplies…» Nombre de ces cadavres, trois-cents au moins, «étaient ceux de vieillards, de femmes, d’enfants et de juifs, gens tout à fait inoffensifs. Très peu paraissaient avoir appartenu à des gens qui eussent eu la volonté ou le pouvoir de se défendre».
…à Sidi Akkêcha ( près d’Annaba), 1er mars 1843
Les Arabes «pressés de tous côtés, attaqués de front et de flanc, s’échappant difficilement entre nos colonnes, les plus intrépides se vouèrent à la défense des troupeaux, et, en combattant se réfugièrent sur les monticules boisés du bord de la mer, dans des rochers inaccessibles et dans le marabout Sidi Akkêcha. Acculés, n’ayant plus aucune issue, les survivants finirent par demander l’aman» Que se passa-t-il ensuite ? Le général français donna l’ordre de tout massacrer et cet ordre fut exécuté sur-le-champ. «Quelques Arabes, placés dans l’impossibilité de fuir autrement, tentèrent un moyen désespéré de salut en se jetant à la mer, ils se noyèrent ; les autres, au nombre d’une centaine, furent impitoyablement égorgés».
…à Taouargha (Kabylie) 1844
«Il était trois heures après midi ; les soldats, tourmentés par la faim, s’élançaient de maison en maison avec un acharnement qu’on ne saurait décrire ; les malheureux paysans de la vallée de Taourgha défendirent à peine leurs foyers ; on en fit aisément une affreuse boucherie, qui se termina par l’incendie de quinze villages, toute la vallée était en flammes, tous les jardins regorgeaient de cadavres, parmi les lesquels on pouvait compter, avec plus d’horreur que de gloire, nombre de femmes et d’enfants massacrés».
…à Narrah ( Aurès), le 3 janvier 1850
«Vers les neuf heures du matin, nous étions maîtres de Narrah. Le feu fut aussitôt mis aux maisons. En un clin d’œil, une ceinture de flammes environna la ville, et en empêchant nos troupes d’y rester. Cependant il ne se fit qu’un trop grand massacre des habitants. Une fois le soldat animé par le sang, rien ne
l’arrête ; la vengeance trouve alors son excuse». «Sur le fond verdoyant de la montagne se dessinaient les vêtements rouges des femmes, les burnous blancs des Arabes, tous confondus dans un pêlemêle affreux ; les gémissements des victimes, dominés par le bruit de la fusillade, se répétaient en échos prolongés jusqu’au fond de la vallée, et le soleil levant éclairait de ses pâles rayons cette scène confuse et sanglante».
…à Arb Taskift (Oued El Kébir) 1861 La tribu de Taskift, dans vallée de l’Oued El Kébir, se réfugie dans des grottes pour échapper à l’armée française. «On fit avancer un canon rayé que l’on pointa sur l’entrée de la grotte. Quinze obus entrèrent dans la grotte qui n’avait pas de retraite… Hommes, femmes, enfants, entassés dans l’espace étroit, étaient hachés par les éclats
d’obus ; les membres, les entrailles ne faisaient qu’une masse confuse. Les blessés envoyés comme prisonniers à Constantine sont morts de gangrène en route».
…à Ain Salah, 19 mai 1900
«Vers sept heures du matin, nous sommes arrivés en vue d’In-H’har ; les habitants de l’oasis reculaient au fur et à mesure que les troupes avançaient. La section d’artillerie ayant mis en batterie à 1 300 mètres sur une dune, le feu commença aussitôt… C’est alors que des salves d’infanterie furent tirées sur les assiégés …le tir des obus à la mélinite continuant, la kasbah fut en partie démolie. L’infanterie s’élança à l’assaut. C’est alors que l’on put se rendre compte de la puissance destructive de nos canons. Ce n’étaient que cadavres, gens sans tête, sans bras, sans jambes ou éventrés. Hommes, femmes, enfants, chevaux, chameaux gisaient pêlemêle, morts ou n’en valant guère mieux. Il n’y a eu sur 1 200 habitants que 102 prisonniers. Le reste était mort et a été enfoui dans les fossés».
Lequel de ces crimes doit-on oublier ?

Bioexpress : Hosni Kitouni est chercheur indépendant en histoire du fait colonial, spécialiste du XIXe siècle. Il est l’auteur de la première «Monographie sur la Kabylie orientale» (Casbah éditions, 2013), du «Désordre colonial» (Casbah éditions, 2018) de «Histoire, mémoire et Colonisation» (Chihab éditions, 2024).
H. K.