5 juillet 1962: Marc Riboud, photographe d’un peuple qui célèbre la liberté retrouvée

‘’Le spectacle était éblouissant, les drapeaux hâtivement cousus dans la nuit se déployaient dans un désordre magnifique’’   Il n’avait pas besoin d’user du « souriez, vous êtes filmés » pour les inviter à se mettre en scène et apparaître sous leur meilleur look. Ils étaient déjà tout sourire, extraordinairement joyeux, ‘’ibtissama’’ spontanée illuminant leurs visages. Une […] The post 5 juillet 1962: Marc Riboud, photographe d’un peuple qui célèbre la liberté retrouvée appeared first on Le Jeune Indépendant.

Juil 5, 2025 - 01:05
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5 juillet 1962: Marc Riboud, photographe d’un peuple qui célèbre la liberté retrouvée

‘’Le spectacle était éblouissant, les drapeaux hâtivement cousus dans la nuit se déployaient dans un désordre magnifique’’

 

Il n’avait pas besoin d’user du « souriez, vous êtes filmés » pour les inviter à se mettre en scène et apparaître sous leur meilleur look. Ils étaient déjà tout sourire, extraordinairement joyeux, ‘’ibtissama’’ spontanée illuminant leurs visages. Une année avant que Charles Aznavour ne compose et interprète « La Mamma », le photographe a dû se dire un tantinet mélodieux à la vue de la foule festive : ‘’ils sont venus, ils sont tous là’’ !

Marc Riboud – c’est de lui qu’il s’agit – ne pouvait espérer mieux. Les ‘’ils sont venus’’ sont les Algériennes et Algériens venus en masse des quartiers ‘’musulmans’’ en direction du centre-ville. C’est le genre de tournage que Marc adore : ‘’Il ne photographie ni le sang, ni la mort, mais préfère la joie et la vie’’, note François Cohen, ex directrice de l’Institut du monde arabe-Tourcoing et commissaire d’une exposition intitulée « Photographier l’Algérie » (2019).

Marc Riboud est allergique au sang et à la mort et ça tombe bien ! Depuis le soir du 1er juillet et l’annonce des résultats du référendum d’autodétermination, l’Algérie est en fête. Les 99,72 % en faveur ont donné le coup de starter aux scènes d’allégresse. Un appareil photo en main, un autre en bandoulière, il s’en est donné à cœur joie. Cadrage, pressions répétées sur le déclencheur, captures à répétition. L’Algérie libérée, l’Algérie en fête est dans le ‘’viseur’’ d’un Marc plus motivé que jamais !

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Des jours après, la fête continue sur le blvd Zighout Youcef à Alger

En juillet 1962, cela faisait dix ans qu’il exerçait, en professionnel accompli, à la célèbre agence Magnum Photos. Passionné de la prise de vue depuis son enfance, il y a été introduit par Henri Cartier-Bresson – un maître de la photo dont la sœur était fiancée avec un de ses frères – et l’américain Robert Capa qui lancera par la suite l’agence éponyme. Marc Riboud a été envoyé pour la première fois en Algérie à l’hiver 1960 pour couvrir la ‘’semaine des barricades’’ (24 au 30 janvier), les manifestations violentes des partisans de l’’’Algérie française’’ pour protester contre la décision du général de Gaulle de muter le général Massu d’Alger à Paris. Depuis, Magnum lui a demandé de repartir chaque fois que l’Algérie en sortie de guerre rebondissait fortement dans l’actualité.

Guerre longtemps ‘’sans nom’’ – la IVe République et Guy Mollet parlaient d’’’opérations de maintien de l’ordre’’ –, la guerre d’Algérie était également une ‘’guerre sans images’’, selon l’historienne Marie Chominot, auteure, sous la direction de Benjamin Stora, d’une thèse originale : « Guerre des images, guerre sans image ? Pratiques et usages de la photographie pendant la guerre d’indépendance algérienne : 1954-1962 » (université Paris 8, 2008). Comparée à la guerre américaine contre le Vietnam (1964-1975), la guerre d’Algérie n’a pas généré un flux d’images – films, documentaires, actualité TV et photos de presse – similaires à celui du conflit indochinois.

Conséquence de la ‘’guerre sans nom’’ et du contrôle contraignant sur la couverture de presse, les photographes qui ont beaucoup couvert l’Algérie ne sont pas légion. L’armée française ‘’tournait’’ le conflit en s’appuyant sur des photographes militaires, amateurs pour la plupart. Les plus connus – professionnels reconnus – étaient peu nombreux.

Outre Marc Riboud, citons Raymond Depardon – très présent aux négociations d’Evian du côté des Algériens –, Marc Garanger, appelé du contingent, auteur du cliché du commandant Ahmed Bencherif dans une cellule, Marc Flament, parachutiste photographe dont on dit qu’il était le ‘’confident’’ du colonel Bigeard.

La nostAlgérie revancharde

Les accords d’Evian signés, Magnum choisit d’anticiper les évolutions qui se profilent à l’horizon immédiat. ‘’A la mi-juin 1962, l’émotion de l’indépendance toute proche électrisait l’air de l’été radieux, rembobine-t-il dans « Algérie, indépendance » (1), un beau livre publié. Je suivais une délégation du FLN qui, venue de Tunisie, parcourait la Kabylie de village en village et de poste FLN en poste FLN pour annoncer la bonne nouvelle.

Krim Belkacem était à la tête de cette petite troupe accompagnée par quelques journalistes algériens’’. Tel un globe-trotter reconverti en chasseur d’images, Marc Riboud prend congé de la Kabylie. ‘’(…) Au milieu de la nuit, nous avions avalé à toute vitesse des kilomètres de routes de montagne, nous sommes arrivés à une petite ville près de Tlemcen que le sous-préfet français venait de quitter. Il était déjà remplacé par un officiel algérien, et dans les bureaux, les chambres, les salles de repos, de jeunes soldats s’activaient qui me rappelaient ma jeunesse et les maquisards du Vercors’’.

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Depuis le 19 mars et l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, les armes – à l’exception de celles de l’OAS — se sont tues. L’envoyé spécial de Magnum l’a constaté de visu. Les jeunes soldats de l’ALN ‘’riaient, heureux de leur liberté nouvelle. Des mitraillettes trainaient sur les tables. Vers deux heures du matin, j’ai compris qu’ils discutaient de l’endroit où je devais être hébergé, et, avec un grand naturel, ils m’ont dirigé vers le grand lit de la chambre du sous-préfet !

Epuisé, je me suis écroulé dessus, et j’ai à peine eu le temps de penser à la légendaire hospitalité algérienne que le nouveau responsable de la ville est venu se glisser sur le petit divan de la chambre. J’étais l’étranger, et en Algérie, l’étranger est reçu comme un père’’. Un témoignage qui résonne comme un démenti aux accusations des ultras de l’’’Algérie française’’ et de la ‘’nostAlgérie’’ revancharde.

Le 2 juillet, lendemain du référendum d’autodétermination et le « oui » massif pour l’indépendance, Marc Riboud est à pied d’œuvre dès les premières heures de la matinée dans une banlieue d’Alger dont il ne précise pas le nom. Mais la lecture de son récit donne à penser qu’il s’agit d’un de ces quartiers populaires qui ceinturent Alger par les hauteurs. ‘’Un immense nuage de poussière descendit la colline, accompagnant une multitude de garçons qui dévalaient la pente, hurlant leur joie d’être jeunes et libres.

Ils voulaient être les premiers à atteindre Alger, Alger la blanche, la ville si proche et si loin de leur banlieue pauvre’’. Comme dans la région de Tlemcen, Marc Riboud prend la mesure de la générosité du peuple longtemps réprimé. Témoignage : ‘’pour photographier cette course triomphale (des jeunots algériens vers le centre-ville), j’ai été aidé par deux gamins, qui m’ont fait la courte échelle pour me hisser dans la benne du camion placé en tête de cortège.

Le spectacle était éblouissant, les drapeaux hâtivement cousus dans la nuit se déployaient dans un désordre magnifique, chacun brandissait sa hampe le plus haut possible, et ceux qui n’avaient pas d’étendard levaient les bras en signe de victoire. La liesse, la ferveur de la foule, son mouvement rapide, évoquaient Delacroix et sa Liberté guidant le peuple, mais aussi la beauté des révolutions…dans leurs premiers jours’’.

Tahya El Djazair !!

En ces journées festives de juillet 1962, Marc Riboud est ‘’l’un des rares photographes présents sur le terrain, parfois le seul’’, précise l’ex directrice de l’IMA-Tourcoing. Et la commissaire de l’exposition « Photographier l’Algérie » d’ajouter en faisant valoir son professionnalisme : ‘’tout en conservant une distance avec les événements, il capte, avec le sens de la composition qui le caractérise, le quotidien d’un peuple dans sa marche inexorable vers la liberté’’.

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Editeur d’« Algérie, indépendance », Le Bec en l’air – une maison d’édition spécialisée dans les livres de photographie – salue un professionnel de la photo qui ‘’a su garder ses distances avec les événements et capter sans effets, avec le sens de la composition qui le caractérise, le quotidien d’un peuple en marche vers la liberté’’.

Célébration de l’indépendance oblige, la foule festive danse, bouge dans tous les sens, chante et multiplie les vivats. Tahya al-djazaïr est sur toutes les langues. Marc Riboud n’est pas gêné outre-mesure. Quelques années avant de tirer sa révérence en 2016, il avait rappelé comment il s’est appliqué professionnellement afin d’être au rendez-vous d’un évènement inscrit pour la postérité de l’Histoire.

Sa réponse à Sylvie Hugues, journaliste et consultante en photographie travaillant pour le magazine spécialisé « Réponse Photo » peut se prêter à un cours de photographie : ‘’Je marche à reculons, les visages, les cris se rapprochent, je n’entends même plus le bruit du déclencheur. Je sens que je photographie mieux. Ballotté par les vagues et les soubresauts de la foule, les yeux pleins de poussière et de soleil, les images se bousculent dans un corps à corps de plus en plus fort qui me met en résonance avec la vibration de la foule. La ferveur est contagieuse, j’essaie de ne pas me laisser submerger.

La clameur monte, un certain état de grâce aussi. J’améliore le cadrage. Et la dixième photo est la bonne. Emportés par la joie délirante de l’indépendance, ces jeunes se croient désormais libres et chanceux. Que sont-ils devenus aujourd’hui, eux et leur beau rêve ».

Grâce à la ‘’qualité photographique’’ du travail de Marc Riboud et grâce à sa présence dans Alger en fête au plus près des Algériens, de leur bannière, de leurs moyens de locomotion, grâce aussi aux ‘’dazibaos’’ capturés sur les murs de la Casbah, l’agence Magnum a été très sollicité par Paris Match et d’autres magazines français et étrangers. ‘’Ses images constituent encore aujourd’hui une source documentaire unique’’.

En témoignent des historiens qui, à l’image de Malika Rahal, Marie Chominot, Benjamin Stora, y trouvent matière à inspiration et à remise en perspective du travail académique sur le sujet. En attestent aussi les expositions photos qui, au gré des évènements, voyagent encore et toujours dans une histoire qui s’est dénouée voici soixante-trois ans.

Marc Riboud : « Algérie, indépendance ». Textes de Seloua Luste Boulbina et Malek Alloula. Préface de Jean Daniel. Editions Le Bec en l’air, 2009.

 

 

 

 

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