Arme du mal absolu
Par Khaled Boulaziz – Nommez-la : Mariam Abou Daqqa, mère, 32 ans. Elle tenait la lumière pendant que les bombes fabriquaient la nuit – et l’armée israélienne l’a exécutée avec quatre confrères. L’article Arme du mal absolu est apparu en premier sur Algérie Patriotique.

Par Khaled Boulaziz – Qu’est-ce qu’un régime qui frappe deux fois le même hôpital – la «double-tape» des manuels cyniques – pour cueillir ceux qui accourent soigner et ceux qui accourent filmer ? Ce n’est pas une armée défendant le droit, c’est un bélier lancé contre la vérité. Le 25 août dernier, à l’hôpital Nasser de Khan Younès, cinq journalistes ont été tués lors d’un second coup venu faucher secouristes et reporters. Israël a bredouillé qu’il visait une «caméra de Hamas». Une caméra. Et vingt morts. La disproportion n’est même plus obscène : elle est systémique. L’ONU a réclamé justice, mais qui, depuis des années, a vu une véritable reddition de comptes ? Personne. Les enquêtes s’ouvrent comme des parapluies et se referment comme des pièges à mémoire.
Nommez-la : Mariam Abou Daqqa, photoreporter, mère, 32 ans. Elle filmait, elle témoignait, elle tenait la lumière pendant que les bombes fabriquaient la nuit – et l’armée israélienne l’a exécutée avec quatre confrères. On parlera d’«accident», de «dommage collatéral», ces anesthésies terminologiques qui servent de linge tiède sur les cadavres. Non : c’est une méthode. Le projectile cherche les yeux et les mains qui documentent. Il persécute la caméra, le carnet, la voix qui dit «j’ai vu». Et parce que Mariam avait donné un rein à son père et soustrait son enfant à l’abattoir, son assassinat est une double profanation : celle d’une vie donnée aux autres et celle d’un métier voué au bien public.
Les chiffres, eux, contredisent le mensonge officiel jour après jour. Plus de deux cents journalistes palestiniens tués depuis octobre 2023. Des décomptes varient selon les organisations, mais la tendance est unanime : jamais une guerre n’a été aussi meurtrière pour la presse. Cela n’arrive pas «par mégarde» deux cents fois. Cela n’arrive pas parce que «le champ de bataille est complexe» deux cents fois. Cela arrive parce qu’un pouvoir a décidé que l’information est une cible stratégique. Voilà la vérité nue.
Le procédé est vieux comme la brutalité d’Etat : tuer le messager pour détruire le message. On interdit l’accès aux médias indépendants. On bloque, on bombarde, on coupe l’électricité et le réseau, puis on traite de «propagande» les images arrachées à la nuit par des reporters palestiniens qui travaillent avec un gilet PRESS comme seule cuirasse. Et lorsque des grands titres documentent ces morts, la communication militaire oppose ses artefacts : «infrastructure terroriste», «erreur regrettable», «enquête en cours». Pendant ce temps, les corps se comptent à la morgue, les caméras se taisent, la mémoire vacille.
Qu’on cesse ici la langue de caoutchouc. On ne «neutralise» pas une rédaction. On ne «démonte» pas une caméra avec un obus. On ne «sécurise» pas un hôpital en saturant ses étages d’éclats. On terrorise. Et la terreur a un objet : empêcher que l’on voie. Car voir, c’est comprendre ; comprendre, c’est juger ; juger, c’est exiger. L’Etat d’Israël – son gouvernement, son armée, ses ministères de la dénégation – a fait de la vérité un ennemi militaire. Il frappe donc les unités de la vérité : les journalistes. C’est une stratégie de censure par le sang, une guerre contre le témoin.
On nous répète la fable sécuritaire : «bouclier humain», «pièges ennemis», «caméras armées». Mais si les caméras sont des armes, alors le droit international est un champ de tir ; si l’hôpital est une «base», alors l’humanité elle-même devient «complice». Cette rhétorique, à force d’être psalmodiée, ne protège plus rien : elle dévoile la préméditation. Les rédactions de Gaza sont devenues des orphelinats de silence, et le monde s’y habitue – voilà la victoire la plus immorale de cette guerre.
Je m’adresse ici aux institutions occidentales, à leurs chancelleries qui pondent des condoléances tièdes : vous savez compter. Vous savez lire. Vous voyez les courbes monter. Et vous savez que, lorsqu’un conflit devient le plus mortel de l’histoire moderne pour la presse, il ne s’agit pas d’un hasard statistique. Votre prudence n’est pas neutralité : elle est complicité. Chaque communiqué qui «regrette profondément» sans sanctionner réellement est un permis de tuer supplémentaire.
La mémoire, pourtant, réapparaîtra. Car c’est la loi têtue des images : elles finissent par remonter, comme des débris de vérité après un naufrage. Et ces noms – Mariam, Hussam, Mohammad, Anas – s’aligneront un jour sur la table d’un tribunal, non comme des chiffres mais comme des preuves. L’argumentaire de l’impunité tombera sur un détail, une trajectoire, un log. Ce jour-là, il faudra rappeler qu’on avait su et qu’on a choisi de détourner les yeux.
On me demandera : «Pourquoi tant de colère ?» Parce que tuer un journaliste, c’est tenter d’assassiner la part de nous qui refuse l’aveuglement. C’est s’en prendre au service public le plus précieux dans la guerre : l’information vérifiable. Parce que frapper un hôpital – encore, encore – c’est déclarer la guerre à l’idée même d’humanité partagée. Et parce qu’à Gaza, la mort n’efface pas seulement des vies, elle confisque des archives. Israël veut une victoire sans témoins. Notre devoir est d’être ces témoins.
Alors, posons la phrase sans trembler : un Etat qui méthodiquement étrangle la presse, bombarde les hôpitaux, affame les civils et maquille ses crimes derrière des «enquêtes» sans fin n’est pas un rempart de civilisation ; il est l’ennemi public de la vérité. On ne pacifie pas un tel système par la litote ; on le neutralise par le droit, on l’isole diplomatiquement, on le sanctionne jusqu’au rétablissement des garanties élémentaires : protection des journalistes, accès humanitaire total, fin des attaques contre les infrastructures médicales, mécanismes d’enquête internationaux réellement contraignants. Voilà le minimum moral. Le reste – les regrets, les soupirs, les messages «profondément attristés» – n’est qu’une autre forme de balle perdue.
À la mémoire de Mariam Abou Daqqa et de tous ceux qu’on a voulus invisibles parce qu’ils tenaient une caméra. Leur œuvre continue : nous regarderons, nous écrirons, nous témoignerons.
K. B.
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