Fantasmes dominicaux : la France dreyfusarde rêve d’une Algérie soumise
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Par Khaled Boulaziz – Il fallait bien un dimanche oisif pour que le Journal du Dimanche (JDD) ressorte ses encensoirs poussiéreux et se persuade qu’Alger orchestre des tempêtes d’ombre contre la pauvre lumière parisienne. Voilà donc, servi au lecteur entre la messe et le gigot, un récit de «campagne de haine» où l’Algérie se voit travestie en chef d’orchestre maléfique, Boualem Sansal en martyr empaillé, et Paris en Zola ressuscité. Sauf que l’orgue a perdu ses tuyaux et que les pendules se sont figées en 1962.
On ne remerciera jamais assez le dimanche : il autorise les journaux à rêver tout haut. Le JDD rêve d’un complot cousu main et d’une croisade morale recyclée, avec processions d’âmes sensibles, notables enrubannés et éditorialistes jouant du diapason. La France dreyfusarde entre en scène, poudrée, l’œil humide, jurant qu’elle garde la flamme vacillante de l’universel. Dans ce pays où l’affaire tient lieu de calendrier, on a même trouvé le temps – plus d’un siècle plus tard – d’élever Dreyfus général de brigade à titre posthume ; à ce rythme, la République décorera bientôt ses fantômes pendant que les vivants attendent encore les preuves.
Preuves, justement : elles se font rares, remplacées par des slogans lucifériens. On nous jette «orchestrations», «fermes à trolls», «proxises», parce que la cacophonie technique impressionne plus sûrement qu’un dossier carré. Le JDD confond le bruit avec la musique ; il entend des tambours là où il n’y a qu’un radiateur. Imaginer Alger tapotant la planète au clavier pour effrayer une poignée de soutiens dominicaux à Paris : c’est grandiose comme un roman-feuilleton, mais cela reste un feuilleton. On ne mène pas une enquête, on compose un opéra : les violons remplacent les faits.
La relique du jour s’appelle Boualem Sansal, «80 ans» au compteur et la panoplie du martyr livrée en kit : une «lettre de prison» à l’encre dramatique, un halo d’indignation prêt-à-porter, un comité de soutien en rubans pâles. A Paris, on siffle d’admiration : on adore ces dissidents de vitrine, hautement exportables, parlant comme il faut des sujets qu’il faut. A Alger, question plus triviale : où est le lectorat vivant, la contradiction, la lutte littéraire ? Le JDD préfère un saint portatif à la complexité d’une littérature qui s’invente loin des plateaux.
Arrive ensuite la Kabylie, convoquée comme un tambour de conscience. Les chiffres enflent, les superlatifs ruissellent, le tragique devient décor. Treize mille, quarante-trois, zéro ceci, opération cela : la comptabilité du sensationnel remplace la responsabilité du sens. Qu’il y ait des difficultés et des injustices – tout comme en France, au demeurant –, nul ne le conteste ; mais en faire un opéra grandiloquent est une supercherie. A force de transformer une histoire vivante en vitrine souffreteuse, ces dévots dominicaux ne cherchent pas la vérité : ils cherchent un décor. Ils voudraient un peuple bibelot, pas une mémoire adulte.
Et, comme tout bon conte réclame ses ogres, voici la Russie en robe de chambre, Gerasimov en spectre, «guerre hybride» en talisman savant. Qu’importe que Wikipédia soit un bazar mondial où se croisent camelots, communicants, militants et insomniaques : il faut un marionnettiste unique, sinon l’intrigue s’écroule. Qu’un pseudo change une virgule devient signe d’apocalypse ; qu’une notice dérive tient lieu d’attentat. On nous somme de croire qu’Alger télécommande chaque pixel perdu du Web comme si l’Algérie, entre deux coupures d’électricité fantasmées, pilotait l’Internet planétaire depuis un sous-sol enfumé. Le gag s’écrit tout seul.
Le chapitre Wikipédia tient du vaudeville technologique : on brandit des pseudos exotiques, on exhibe des captures d’écran dignes d’un forum lycéen, on déclare l’encyclopédie «prise d’assaut» par des trolls militaro-mystiques. Le lecteur sourit : il sait que la plateforme est un océan houleux ; le journal, lui, découvre l’eau et exige une commission d’enquête. Faut-il dépêcher un juge d’instruction pour chaque parenthèse déplacée ? On aimerait tant que ces scrupules bibliographiques s’appliquent aussi à la prose approximative du papier lui-même.
Défilent ensuite les icônes : Noëlle Lenoir en grande-prêtresse d’un comité d’encens, SOS Racisme en cymbales fatiguées, députés en chœurs de balustrade. Et, comme toujours, le rituel de la plainte : l’assignation tient lieu de pensée, la procédure de preuve, la toge de vérité. On s’auto-décerne des brevets de vertu au tribunal de l’émotion ; on confond la pompe judiciaire avec la rigueur intellectuelle. La scène est si vieille que le rideau en rit : c’est 1958 qui revient, paré de hashtags et d’images HD, répétant la comédie des consciences appointées.
On s’étonnera, vraiment, que le papier domine de disproportion. Démesure des mots, hypertrophie des analogies, gonflement des chiffres : plus la rhétorique tonne, plus le vide affleure. Il faut frapper fort pour cacher qu’on frappe à côté. Le JDD se rêve procureur planétaire, mais le marteau qu’il brandit est en caoutchouc. On croirait un théâtre de foire : le public rit, l’acteur hurle, la baraque tremble – et derrière, la vérité bâille.
Revenons au cœur du dispositif : la France dreyfusarde. Elle ne parle pas de l’Algérie ; elle se parle à elle-même, récitant son bréviaire de deuil et ses litanies d’innocence. Elle n’a pas accepté que 1962 soit autre chose qu’un traumatisme personnel ; elle contemple l’Algérie comme l’on scrute un miroir brisé, pour n’y voir que sa propre silhouette en sauveuse. Zola sert de grigri, l’affaire d’horloge murale, et chaque dimanche on remonte la clé afin de faire sonner l’innocence : ding-dong, J’accuse ! – même quand il faudrait commencer par «je vérifie».
Quant à Sansal, on le promène comme un ostensoir – moins écrivain que reliquaire. Où sont les librairies d’Alger débordant à son passage, les controverses intérieures, les lectures habitées ? L’article préfère le saint d’étagère aux auteurs vivants, multiples, contradictoires, qui tissent langue et mémoire sans qu’un plateau le leur ordonne. Une littérature ne tient pas sur un podium de télévision ; un pays ne se résume pas aux accessoires d’un dimanche. Paris aime ses icônes transportables : elles passent la douane sans bavure.
On dira une dernière chose de la Kabylie : elle n’est pas une arme contondante pour querelles éditoriales. La brandir pour battre l’Algérie tout entière revient à injurier ceux au nom desquels on fait semblant de parler. On peut exiger des droits, dénoncer des injustices, documenter des abus sans transformer la douleur en décor ambulant. Mais cet effort d’exactitude a moins d’allure qu’une envolée contrite : l’emphase gagne toujours sur la rigueur dans ce music-hall dominical.
Ainsi s’achève la parade : trolls, proxies, prêtresses, lamentations, sanctions verbales, rubans sur les spectres. On a oublié d’ouvrir un dossier, mais on a très bien su ouvrir les vannes. On a mal lu l’Algérie, mais on s’est très bien relu soi-même. On a fait de Wikipédia un monstre parce que l’on ne sait plus reconnaître un miroir. On a fait de Sansal un bouclier parce que l’on craint la nuance. On a fait de Noëlle Lenoir une archangesse parce que la dramaturgie exige des ailes.
Qu’on ferme donc le cercueil colonial que l’on entrouvre chaque semaine pour vérifier s’il respire encore. Qu’on rende à la justice ce qu’elle est : un instrument, pas un orgue. Qu’on cesse de confondre la mise en scène avec la vérité, l’indignation avec la preuve, l’épitaphe avec l’enquête. L’Algérie n’est ni catharsis ni punching-ball, ni théâtre d’ombres ni colonie littéraire. Elle est une réalité rétive aux catéchismes et aux encensoirs.
Et que la formule demeure, sèche et tranchante : France dreyfusarde. Qu’elle honore ses fantômes, soit ; qu’elle en fasse une politique, non. Les vivants attendent les faits ; les lecteurs, l’exactitude ; les peuples, la dignité. Nous n’avons plus le temps des processions. Fermez l’orgue, rangez les chasubles, soufflez les cierges : il est l’heure de quitter la sacristie dominicale. Nous avons des livres à lire, des vérités à établir, et des pays à vivre, loin des berceuses du JDD et des médailles épinglées sur des spectres.
Qu’ils continuent, ces fossoyeurs du dimanche, à décorer des spectres et à promouvoir des martyrs de pacotille : après tout, dans ce pays qui a fait général de brigade à titre posthume d’un Dreyfus mort depuis un siècle, il ne coûte rien de donner des galons à des fantômes. Mais qu’ils se rassurent : l’Algérie, elle, n’a pas besoin de leurs promotions d’outre-tombe pour exister.
K. B.
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