Entretien /Livre de Saad Saïd sur la vie et l’héritage de Cheikh Amar Ezzahi: L’icône musicale, la voix du peuple

Dans cet entretien, Saad Saïd, auteur du livre «Amar Ezzahi, une légende de renouveau de la chanson chaâbi», révèle l’âme de cet artiste emblématique. Entre discrétion et générosité, le chanteur a marqué son époque par son humanisme. A travers cet ouvrage, l’auteur offre un regard intime sur l’homme qui fut le «grand frère» et l’ami […]

Mars 23, 2025 - 22:28
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Entretien /Livre de Saad Saïd sur la vie et l’héritage de Cheikh Amar Ezzahi: L’icône musicale, la voix du peuple

Dans cet entretien, Saad Saïd, auteur du livre «Amar Ezzahi, une légende de renouveau de la chanson chaâbi», révèle l’âme de cet artiste emblématique. Entre discrétion et générosité, le chanteur a marqué son époque par son humanisme. A travers cet ouvrage, l’auteur offre un regard intime sur l’homme qui fut le «grand frère» et l’ami fidèle d’un peuple qu’il a toujours aimé.

Par Mirane M.

Le Jour d’Algérie : Amar Ezzahi était un chanteur qui subjuguait les foules, quel était son secret ?
Saad Saïd : Ezzahi était un chanteur populaire. Il y a peu de chanteurs populaires comme lui. Les mélomanes écoutaient Ezzahi de façon différente par rapport aux autres parce qu’il savait leur parler. Ceux qui
l’écoutaient avaient l’impression étrange mais réelle, qu’il s’adressait directement à eux. Il voyageait avec dextérité d’un monde à l’autre, il savait que le mandole était une source d’inspiration. Dans ses qacidates très imagées, on voyait des princes, des héros d’un autre temps, des carrosses, des sirènes, des poltrons devenus rois, des animaux de pays lointains. Ses fans écoutaient et faisaient le parallèle avec le monde moderne. Dans leur imagination, ils transposaient les faits du récit à la réalité, c’est une chose fabuleuse qui ravit l’esprit ; voilà le secret, la force de Ezzahi. Ce chanteur hors pair qui estimait que la musique n’a de sens qu’avec l’apport des paroles, traitait le langage avec autant de respect que la mélodie, se refusant à rester prisonnier de cette dernière. Il intégrait dans ses qacidate des airs et des rythmes parfois étrangers sans que le fond maghrébin en fût affecté. Sa musique participait à sa manière, au fondement d’une nouvelle personnalité sur une nouvelle génération.

Comment expliquez-vous une telle mobilisation populaire lors de ses funérailles ?
Un cortège de plus d’un kilomètre passait par Bab J’did en ce jour du 1er décembre 2016. Des milliers de personnes suivaient le cercueil recouvert du drapeau national. Des you-you stridents se faisaient entendre des balcons. Au fur et à mesure que le cortège remontait l’avenue, la foule devenait plus compacte et les trottoirs noirs de monde. La foule saluait l’homme au cœur d’or dont Alger était fière. L’un de ses meilleurs fils venait d’être rappelé à Dieu. Tout le monde dans ce pays aimait Amar Ezzahi. Ils sont venus des quatre coins du pays. Tous les «zawalis» tenaient à accompagner à sa dernière demeure le «cheikh» et à lui exprimer leur respect. Les riches, les pauvres, les vieux, les
jeunes ; tous accouraient vers le cercueil. Et le long des rues, les gens se pressaient en foule pour voir passer une dernière fois leur idole. C’est dire la place qu’occupait Ezzahi dans leur cœur. A Bab Ejdid et au cimetière d’El-Kettar, c’était du jamais vu de mémoire d’homme. Ezzahi était le grand frère de la famille, l’ami du peuple. Un peuple qu’il a aimé de toute son âme. Il était de ceux qui étaient capables de donner jusqu’à sa chemise à un pauvre démuni. Quand on écoute ses proches parler de son humanisme, alors on est sidéré par leurs témoignages. J’étais personnellement ému aux larmes en écoutant certaines de ces anecdotes

Quelle a été la révélation la plus surprenante ou émouvante que vous ayez découverte lors de ces entretiens ?
J’ai collecté, tout au long de ces deux années de recherches, des dizaines de témoignages sur la vie de l’artiste Amar Ezzahi. C’étaient des révélations inédites. J’ai sélectionné les plus touchantes que j’ai insérées dans mon ouvrage. L’anecdote qui m’a bouleversé cependant est celle-ci : Un jour, une femme se présente à Ezzahi et lui dit : «Je voudrais faire le baptême de mon fils unique. Je n’ai pas beaucoup d’argent, je fais très attention aux dépenses». «Et son père ?», lui demanda l’artiste. Elle répondit que le père était mort, victime du terrorisme. Il était un fan de Ezzahi et il lui avait dit : «Le jour du baptême, on fera venir Ezzahi pour la soirée». Le mari, policier de son état, est mort peu de temps après. Amar a été très touché par le récit de la dame. Il l’écoutait les yeux rivés au sol. Dans l’après-midi, il a fait parvenir à cette femme la somme de dix millions de centimes de l’époque et un mouton. Le jour venu, à la rue Harriched, il a assuré une prestation gratuite. La «taoussa» a été offerte au petit garçon par le maître et son orchestre. Tout cela afin de combler de bonheur cette mère sans ressources. Oui, c’est bien lui. Quel être exceptionnel !
C’est pourquoi les Algérois étaient si nombreux à suivre son cercueil le 1er décembre 2016. Pour dire merci à un grand Monsieur. On dit que le peuple ne se trompe jamais.

Amar Ezzahi était connu pour sa discrétion et son refus des projecteurs. Comment avez-vous réussi à respecter cette réserve tout en offrant une biographie détaillée ?
Travailler sur la biographie d’Ezzahi n’est pas une sinécure… Cet artiste a de tout temps fui les projecteurs. Ce qui m’a encouragé à écrire ce livre,
c’étaient les encouragements de mes amis, tous des fans. Il fallait donner le maximum de détails sur le Cheikh, tout en respectant sa mémoire, car il y a des informations qu’il ne voulait pas qu’elles soient divulguées au public. Bien des informations rapportées sur sa famille ont été sciemment occultées dans ce livre, par respect à la mémoire du défunt qui n’aimait pas qu’on parlât d’elles. En parler aurait été comme une profanation de sa tombe. Je me suis donc limité à ne reproduire que les éléments essentiels de sa personne, de son histoire, de son évolution dans la vie, de l’enfance à l’âge adulte, et son entrée dans le monde de la chanson.

Parlez-nous de ses débuts.
Dans les années cinquante, le jeune Ezzahi a appris d’abord à jouer de l’harmonica puis de la guitare grâce à son voisin et ami d’enfance, Boualem Bellemou, qui était lui-même un musicien de talent. On ne peut pas parler des débuts d’Ezzahi sans évoquer l’apport de Bellemou. Il jouait bien de la guitare car il avait un don et avait, en plus, une voix extraordinaire. Dans le quartier on le surnommait Amar «Ronvali» (appellation algéroise de Rampe Valée, son quartier).
C’était quelqu’un qui aimait la musique andalouse et la musique classique. Il accédait à l’art universel en se trempant dans les symphonies de Mozart et de Beethoven. La chanson française et la musique classique ont été les premiers sons qui ont pénétré les sens d’Ezzahi,
enfant ; ses inspirations, plus tard, provoquèrent le déclic.
Le jeune Amar qui n’était pas encore connu, raffolait aussi de la musique hindoue. Son ami inséparable Ait Aoudia affirme qu’ils allaient souvent voir des films hindous au cinéma l’Odéon au début des années soixante. Le film «The Indian mother» l’a bouleversé particulièrement. La musique était incroyablement belle et l’histoire d’une tristesse qui vous glace le cœur durant des semaines.

Comment est-il venu au chaâbi ?
Il faut dire qu’au début, le petit Amimer n’était pas attiré par le chaâbi. Avec sa guitare, il chantait dans une impasse au bas de son immeuble, en imitant les stars de la chanson française de l’époque comme Dalida, Charles Aznavour ou Tino Rossi.
Ce n’est que plus tard en écoutant une chanson de Boudjemaa El Ankis (El Kaoui) qu’il est venu au chaâbi. C’était au début des années 60. On peut dire que c’est grâce à Boudjemaa El Ankis qu’Ezzahi est venu au chaâbi. A partir de 1963, le jeune artiste devait être pris en charge par des maîtres de la chanson chaâbi qui allaient le forger au fil des ans. Ce sont Kaddour Bachtobdji, Mohamed Kabaili, cheikh Lahlou et plus tard, en 1969, Mahboub Bati.

Cet artiste était connu pour son sens de l’improvisation
Ce jeune chanteur qui évoluera plus tard dans la cour des grands, savait improviser. C’était un grand, un très grand artiste, un créateur de talent. Le côté le plus caractéristique de Amar était cette faculté toute particulière d’improviser les variations les plus inattendues, là où d’autres se laissaient aller à une monotonie, et même d’adapter à sa guise les «qacidate» les plus classiques que le consensus général estimait incontournable. Il introduit un mode nouveau «le zahisme» ce qu’aucun chanteur avant lui n’avait fait.

Vous avez longtemps été journaliste de la rubrique économique à l’APS. Comment passe-t-on de l’analyse rationnelle des marchés à la retranscription d’émotions et de parcours de vie ?
Entre l’information économique et le roman, c’est le jour et la nuit. Dans l’information, on utilise un langage spécifique. Ce langage, comme le langage scientifique d’ailleurs, s’adresse aux chercheurs, aux étudiants, aux spécialistes. Il doit être clair et précis. Dans le roman, c’est le langage littéraire qui prime. En plus de la clarté et de la précision, le langage littéraire ajoute la couleur et les sons. L’auteur déroule dans son roman des tableaux avec des scènes colorées et musicales qui touchent les lecteurs et les font rêver. Ecrire un roman, ce n’est pas raconter une histoire, c’est tout un art.

M. M.