Soufiane Djilali s’insurge : «Avec le commerce du cabas, c’est l’assise de l’Etat qui est sabotée !»
Algeriepatriotique : Vous avez poussé un coup de gueule sur le réseau social X suite à la régularisation du commerce de... L’article Soufiane Djilali s’insurge : «Avec le commerce du cabas, c’est l’assise de l’Etat qui est sabotée !» est apparu en premier sur Algérie Patriotique.

Algeriepatriotique : Vous avez poussé un coup de gueule sur le réseau social X suite à la régularisation du commerce de cabas, lequel, selon les autorités du pays, aiderait à mieux contrôler les importations et sécuriser le marché. Qu’est-ce qui vous dérange dans cette décision ?
Soufiane Djilali : Ce qui me dérange et m’inquiète à la fois, c’est la signification qui se dégage de ces décisions : une forme d’inconséquence, de manque de lucidité et de discernement. Au lieu de régler le problème sur le fond et d’adapter notre législation pour réguler un système commercial déjà fortement déstabilisé, voilà que cette mesure vient aggraver les dysfonctionnements en cours. Depuis plusieurs mois, les décisions dans ce domaine ne font qu’exacerber la crise et sont, en plus, en contradiction avec elles-mêmes. Je vous rappelle que le 21 novembre 2024, soit il y a à peine 7 mois, le gouvernement avait limité toute possibilité d’exportation (et d’importation d’ailleurs) de la devise, acquise sur le marché parallèle, à 7 500 euros par an. C’était au nom de la lutte contre le marché informel. Les banques, par exemple, devaient refuser l’approvisionnement des comptes au-delà de cette somme. Aujourd’hui, ce même gouvernement autorise une exportation de cette même devise à hauteur de 24 000 euros par mois pour remplir les «cabas».
Moyennant 5% de la valeur de la marchandise importée à payer en droits de douane, les nouveaux «hommes d’affaires» pourront exporter annuellement une somme de plus de 290 000 euros chacun ! Le total annuel de ces mouvements pourrait être faramineux, probablement en milliards de dollars ! Les conséquences de cette étrange et singulière conception du commerce vont être lourdes. D’abord, il s’agit d’un appel d’air très puissant pour une multitude de petits opérateurs qui vont s’improviser importateurs, d’où une explosion de la demande de la devise sur le marché parallèle. Ensuite, cela va perturber les circuits commerciaux réguliers. La politique commerciale actuelle restreint drastiquement les importations par la banque.
Donc, les entreprises constituées légalement, qui doivent s’acquitter de droits de douane autour de 20%, plus la TVA et, enfin, payer les différents impôts sur le bénéfice ainsi que les charges patronales, seront bridées pendant que les «trabendistes» s’approprieront légalement les échanges commerciaux, sans avoir à payer quoi que ce soit. Ainsi, au lieu de laisser les professionnels négocier avec les fournisseurs les produits à importer au prix d’usine et en quantité suffisante pour une économie d’échelle et enfin emprunter des transports maritimes à faible coûts, ce sera les produits de bazars, emballés à la sauvette, qui vont inonder le marché algérien en utilisant les lignes aériennes, ramenés par petites quantités sans aucune garantie de qualité.
Par ailleurs, ce commerce ne pourra s’établir qu’avec des pays dont le visa est accessible. L’Europe étant devenue trop compliquée à cet égard, c’est la Turquie qui va devenir la plaque tournante. Comme ce commerce se fait par «cabas», il faut imaginer le flux de voyageurs sur cette destination. Il faudrait alors mettre en place des lignes «cargos». L’Algérie a abandonné le projet du port d’El Hamdania pour le remplacer par un flux tendu de transporteurs individuels par avion ! Du coup, toute la devise provenant de l’Europe grâce aux Algériens sera transférée vers un pays tiers en échange de produits du bazar ! Je vous laisse imaginer la suite : trafic pour les billets de transport et des quantités de «cabas» en soute, corruption des agents de douane, produits hors contrôle. Pensez aux risques sécuritaires ou sanitaires liés aux téléphones portables, appareils électroniques, produits cosmétiques, médicaments, etc.
Le gouvernement veut tuer le secteur légal et le remplacer tout simplement par le secteur de la contrebande, sans douane, sans impôts, sans contrôle. C’est du jamais vu dans le monde. Plus personne de sensé n’investira un seul dinar dans le pays et encore moins 1 euro sinon dans le trabendo. C’est l’assise de l’Etat qui est sabotée.
Selon vous, le dinar algérien est sous la menace de l’effondrement de son cours. Cette menace serait-elle la conséquence de cette régularisation ? Si oui, expliquez-nous comment…
La valeur d’une monnaie est directement liée à l’état de l’économie. Il est une banalité de dire que l’Algérie vit sur la rente pétrolière. C’est pratiquement l’unique source de la devise pour nous. Cependant, il y a un apport non négligeable de la devise provenant des échanges informels avec la diaspora en général. Le cours officiel du dinar étant arbitrairement très élevé par rapport à notre réalité économique, les détenteurs non institutionnels de la devise préfèrent s’adresser au marché informel qui est bien plus rémunérateur (une plus-value d’environ 80%). Comme le gouvernement actuel veut préserver nos réserves de change et étant dans l’incapacité de générer de la devise hors hydrocarbures, il limite drastiquement les importations. Cela a créé des goulets d’étranglement dans les circuits commerciaux et productifs dans le pays. Pour pallier ces manques, les citoyens ont forcément recours au marché parallèle pour tous leurs besoins. Naturellement, une forte demande sur la devise entraîne son renchérissement. Autrement dit, le dinar perd de sa valeur. Nous sommes passés en quelques années d’une contre-valeur pour 1 euro de 210 DA à 264 DA aujourd’hui même (30 juin 2025), soit 25% de dévaluation ! Avec cette dernière décision, certains experts parlent de 300 DA pour 1 euro bien avant la fin de cette année.
Le décret présidentiel était en préparation depuis quelques semaines, avez-vous présenté votre point de vue là-dessus et en avez-vous discuté avec les autorités du pays ?
Absolument pas. Apparemment, l’économie ne rentre pas dans le dialogue. Le président de la République avait bien dit que le dialogue viendrait à la fin de 2025 après que les réformes économiques auront été engagées. Nous n’avons été consultés ni pour l’interdiction d’exportation de plus de 7 500 euros puis, apparemment, son annulation, ni pour les 750 euros fictifs pour les voyageurs, ni pour l’introduction des prix administrés (café, véhicule, etc.), ni pour la légalisation du commerce de cabas. Le gouvernement fait à sa tête, et selon son humeur.
Si effondrement il y a, comme vous le présagez, quelles seraient les conséquences significatives sur le pouvoir d’achat du citoyen algérien ?
La baisse de la valeur du dinar se traduira ipso facto par une inflation importante sur tous les produits importés et même, par contrecoup, pour certains produits locaux. Il reste que les produits de large consommation sont importés par le circuit officiel avec le cours bancaire du dinar (140 DA pour 1 euro) et en plus subventionnés sur le marché. Le prix des farines, semoules, huile, sucre, café, etc. seront a priori relativement stables. Cependant, il faudra s’attendre à une flambée des prix dans plusieurs secteurs : habillement, chaussures, produits d’épicerie, pièces de rechange…
Que préconisez-vous pour pallier ce phénomène du commerce de cabas qui devient une réalité et prend de plus en plus d’ampleur dans le pays ?
On ne peut pas régler le problème du «cabas» en faisant abstraction de notre système économique, financier et commercial. Il faut revenir à la réalité du marché bien que les distorsions soient actuellement énormes et que leur résorption demandera du temps, des efforts et du courage.
Il faut tout d’abord tendre à revenir vers une valeur monétaire unique. Cela pourrait se faire sur trois à cinq ans. Il faut commencer par accepter un double taux de change et libéraliser le commerce pour les sociétés légales. L’Etat devrait faire en sorte de rapprocher progressivement les deux taux, tout en donnant des garanties aux investisseurs contre une dévaluation handicapante. Ce n’est pas au capital des investisseurs privés de combler les erreurs de gestion des politiques. Par ailleurs, et pour l’exemple, la Banque centrale pourrait mettre en vente, sur la place boursière ou au travers des guichets bancaires agréés et au taux du marché parallèle, des devises pour absorber du dinar. Selon la quantité d’argent injectée, le marché se détendra rapidement. Ces mécanismes, mis en place progressivement, pourraient préparer le pays à une véritable convertibilité relative.
Il faut également jouer sur les tarifs douaniers. Tous les produits importés avec la devise au taux réel et non officiel devraient, au début du processus, bénéficier de certains allègements pour ne pas créer une inflation violente. Par ailleurs, tous les exportateurs devraient pouvoir garder, après paiement des différents droits et taxes, les gains nets en devise s’ils utilisent pour leurs propres intrants le taux de change réel. Enfin, une place boursière devrait être activée sérieusement autant pour les cotations des entreprises que pour le change des monnaies. Ainsi, il faut institutionnaliser ce qui est aujourd’hui une bourse privée mais au noir et dont le siège est installé au square, sous les fenêtres du tribunal d’Alger.
Il faut rapidement créer de la confiance chez les investisseurs, leur offrir des incitations pour qu’ils réinjectent leurs avoirs dans l’économie. C’est le marché régulé par l’Etat qui devra rétablir les grands équilibres. Une politique mûrement réfléchie devra repenser l’ensemble de l’architecture économique.
Propos recueillis par Kahina Bencheikh El-Hocine
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