Dreysal et Sanfus

Par Khaled Boulaziz – Notre Dreyfus algérien, Boualem Sansal, est dans les starting-blocks mémoriels. Encore une ou deux phrases contre l’islam, et le voilà rejoignant le Panthéon des héros homologués. L’article Dreysal et Sanfus est apparu en premier sur Algérie Patriotique.

Juin 2, 2025 - 05:05
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Dreysal et Sanfus

Par Khaled Boulaziz – Ce lundi 2 juin, l’Assemblée nationale française s’apprête à élever Alfred Dreyfus, à titre posthume, au grade de général de brigade. Oui, vous avez bien lu. Dreyfus, le capitaine humilié, traîné dans la boue de l’antisémitisme d’Etat, déjà réhabilité en 1906, honoré mille fois, fera un saut de deux grades, un siècle après sa mort. Ce n’est plus un geste historique : c’est une opération de taxidermie républicaine.

Bien que cette affaire demeure résolument franco-française – embrochée dans les plis d’un drapeau tricolore que le vent d’outre-mer n’agite guère –, et ne nous touche ni par le sang, ni par le droit, ni même par la moindre ligne de nos lois, il nous est néanmoins donné, sinon impérieusement suggéré, d’y apposer un regard. Tel est le privilège que nous concède, dans son infinie onction républicaine, Mme Elisabeth Badinter en personne, laquelle, un jour d’inspiration hyperbolique, s’avisa de reconnaître dans Boualem Sansal l’ombre portée d’un «Dreyfus algérien».

A partir de là, tout s’ouvre, tout vacille, tout s’autorise. La digue de la raison cède sous les flots tièdes de l’analogie. Les comparaisons s’emballent, les figures se brouillent, les mots déraillent, les morts échangent leurs visages, et les vivants – ah, les vivants ! – sont désormais taillés sur mesure, recyclés au gré du marché mémoriel. Les siècles se confondent, la justice devient pastiche, et l’Histoire elle-même s’écrit à l’encre soluble des salons.

Alors, on nous rejoue la scène. Les bancs de l’Assemblée s’emplissent d’émotion programmée. Les députés se recueillent, les caméras s’installent, les discours s’écrivent à la colle morale. On parle de réparer, d’honorer, de tirer les leçons. On ne pense pas, on répète. Le rituel remplace l’analyse. L’hommage devient procédure.

La République n’élève pas Dreyfus, elle s’effondre dans sa propre mise en scène. Incapable de produire une grandeur présente, elle se gave de grandeur passée. Elle fouille dans ses placards, sort ses martyrs, les habille à neuf et les expose. Elle promeut les morts comme on recycle les vieux slogans : pour ne pas avoir à répondre aux questions qui brûlent.

Dreyfus général. Pourquoi pas Jeanne d’Arc ministre ? Pourquoi pas Napoléon promu sous-lieutenant de la transition écologique ? On ne vit plus, on bricole des symboles. On fait semblant de gouverner en agrafant des galons sur des fantômes. Même les républiques les plus délirantes ne gratifient pas les cadavres. C’est une invention française : la nécro-politique d’apparat.

Car, pendant que Dreyfus monte en grade, la République, elle, descend dans les abysses du ridicule. Le pays tangue, les profs s’effondrent, les hôpitaux implosent, les pauvres crèvent, les enfants meurent ailleurs – mais ici, à Paris, en grande pompe, un capitaine devient général. On appelle ça un acte républicain. On devrait dire : un acte de désespoir symbolique.

Et pour donner une allure universelle à ce simulacre, on convoque Sansal, le grand oublié des salons germanopratins, soudain requalifié en Dreyfus algérien. Comme si un désamour littéraire valait une condamnation au bagne. Comme si être snobé par le lectorat valait une dégradation publique. On plaque des étiquettes sur l’Histoire, on distribue des analogies comme des badges.

La République ne pense plus. Elle compense. Elle produit de la mémoire comme d’autres fabriquent de la lessive : en promettant le propre, en dissimulant les taches. Mais ici, rien ne se lave. Tout s’accumule. Les cérémonies remplacent les actes. Les médailles recouvrent les échecs. On honore les martyrs d’hier pour ne pas avoir à affronter les drames d’aujourd’hui.

C’est une République aux gestes lents, aux mots creux, aux pompes funèbres automatisées. Une République qui ne gouverne plus mais administre le passé. Une République qui a perdu la force d’aimer ses vivants, et se réfugie dans le culte stérile de ses morts.

Alors oui, Dreyfus devient général. Et la République ? Elle devient figurante. Spectatrice d’elle-même. Décoratrice de cercueils.

Et puisqu’on est lancés dans les promotions spectrales, pourquoi s’arrêter là ? Notre Dreyfus algérien, Boualem Sansal, est déjà dans les starting-blocks mémoriels. Encore quelques années d’indifférence locale, une poignée de prix européens, une ou deux phrases bien senties contre l’islam, et le voilà prêt à rejoindre le Panthéon narratif des héros homologués.

Il est parfait, Sansal : discret, discipliné, désavoué à domicile, adulé à distance. C’est exactement le profil recherché pour devenir trésor national postcolonial. Pas besoin d’avoir été condamné injustement, il suffit d’avoir été incompris utilement. Pas besoin de souffrance réelle, juste d’un manque d’applaudissements aux bonnes heures. L’indignation calibrée fait le reste.

On l’inscrira dans les manuels – pas en Algérie, bien sûr, mais en France. On le célébrera dans les colloques, entre deux conférences sur la tolérance. On l’évoquera comme on récite un psaume : «Vous voyez, nous avons notre Dreyfus à nous… Et il écrit bien, en plus.» Il faudra bien un jour le décorer. Peut-être pas général, non, mais chevalier de l’ordre du rappel sélectif, officier dans la division de la raison vigilante. Peut-être même académicien, s’il promet de rester sourd.

Ainsi se referme la boucle : on commence avec une victime réelle, persécutée par l’appareil d’Etat, et on finit avec un écrivain décoratif, persécuté par l’indifférence. On passe de la tragédie à la performance symbolique, de l’engagement au musée. Et on appelle cela justice.

Le rideau tombe. Le cercueil brille. L’applaudimètre moral s’emballe. La République est sauvée. A coup de médailles.

K. B.

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