Alexandra Gueydan-Turek, chercheuse américaine au Jeune Indépendant : «La BD algérienne est au croisement de plusieurs influences »
Présente au 17ᵉ Festival international de la bande dessinée d’Alger (FIBDA), l’universitaire américaine Alexandra Gueydan-Turek, spécialiste de la BD du monde arabe, porte un regard éclairé sur la création algérienne. Pour cette enseignante aux États-Unis, la bande dessinée algérienne se distingue par sa richesse culturelle et sa capacité à mêler plusieurs influences, européennes, japonaises et […] The post Alexandra Gueydan-Turek, chercheuse américaine au Jeune Indépendant : «La BD algérienne est au croisement de plusieurs influences » appeared first on Le Jeune Indépendant.

Présente au 17ᵉ Festival international de la bande dessinée d’Alger (FIBDA), l’universitaire américaine Alexandra Gueydan-Turek, spécialiste de la BD du monde arabe, porte un regard éclairé sur la création algérienne. Pour cette enseignante aux États-Unis, la bande dessinée algérienne se distingue par sa richesse culturelle et sa capacité à mêler plusieurs influences, européennes, japonaises et locales, pour en faire un art profondément original et universel.
Dans cet entretien accordé au Jeune Indépendant, elle évoque le rôle du FIBDA comme carrefour de créativité, la nouvelle génération d’auteurs et les défis de la diffusion dans un monde bouleversé par la technologie et la mondialisation.
Le Jeune Indépendant : Vous êtes enseignante et chercheuse aux États-Unis, spécialisée dans la bande dessinée du monde arabe. Pouvez-vous nous parler de votre travail ?
Alexandra Gueydan-Turek : Je suis chercheuse et enseignante aux États-Unis et je travaille sur la bande dessinée du monde arabe, principalement celle du Maghreb, donc l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. J’enseigne la BD contemporaine, en mettant l’accent sur la production depuis les années 1950. L’objectif est d’offrir à mes étudiants une vision large du neuvième art dans cette région du monde. Pour enseigner la BD, il faut pouvoir transmettre un corpus riche et diversifié, et c’est pourquoi j’intègre des œuvres provenant de différents pays arabes. Cela permet de montrer la variété des approches, des esthétiques et des contextes politiques ou culturels.
Comment voyez-vous la bande dessinée algérienne dans ce panorama du monde arabe ?
La bande dessinée algérienne est extrêmement intéressante et importante. Elle se situe au croisement de plusieurs influences : l’influence européenne, notamment française et belge, mais aussi celle du manga japonais, qui a aujourd’hui une présence remarquable au FIBDA. Ce qui est fascinant, c’est la capacité des artistes algériens à s’approprier ces codes venus d’ailleurs, à les mélanger avec leur propre culture, leurs références et leurs vécus, pour créer quelque chose de profondément original et innovant.
À Alger, vous avez des artistes talentueux qui savent puiser dans ces différentes traditions narratives et graphiques pour en faire des œuvres très singulières, ancrées dans la réalité algérienne, mais ouvertes sur le monde.
Vous dites souvent que le FIBDA joue un rôle unique dans ces échanges culturels. Pourquoi ?
Ce festival est un véritable carrefour culturel. Il permet à des artistes venus de divers horizons, à savoir d’Afrique, du monde arabe, d’Europe ou d’Asie, de se rencontrer, d’échanger et de collaborer. J’ai, par exemple, rencontré un artiste camerounais qui réalise une BD profondément africaine, mais dans un format et un style qui rappellent la tradition belge. Ce type de rencontre n’est possible qu’à Alger, dans le cadre du FIBDA.
Ces échanges donnent parfois naissance à des collaborations artistiques. Je pense notamment à la fin des années 2010, quand un collectif libanais, Samandal, invité au FIBDA, avait collaboré avec de jeunes artistes algériens. Cette interaction a permis à la BD algérienne de voyager jusqu’au Liban, et inversement. C’est une richesse inestimable, tant sur le plan artistique que culturel.
Ces échanges ont-ils également un impact sur la diffusion internationale de la BD algérienne ?
Absolument. Grâce à Samandal, certaines œuvres algériennes sont aujourd’hui publiées non seulement en arabe, mais aussi en français et en anglais. Cela ouvre un champ de diffusion bien plus large, les albums peuvent être lus aux États-Unis, en Europe, dans le reste de l’Afrique ou au Proche-Orient.

Il y a une éclosion de talents algériens
C’est une évolution formidable, car elle permet à des artistes qui jusque-là ne publiaient que dans une seule langue d’accéder à une visibilité mondiale. Et cela, c’est en grande partie grâce au rôle du FIBDA.
Comment évaluez vous la nouvelle génération d’artistes algériens ?
Je dois avouer que je découvre encore les jeunes talents algériens, car ma dernière venue au FIBDA remontait à 2012. Depuis, une nouvelle génération a émergé, mais elle a aussi subi les effets de la pandémie de Covid-19, qui a ralenti les échanges culturels et la production artistique.
J’ai échangé avec plusieurs éditeurs, dont Salim Brahimi, qui m’ont confirmé qu’il existe une relève prometteuse. Toutefois, les jeunes auteurs manquent parfois de soutien financier et structurel, dans le monde et c’est le cas aussi aux Etats-Unis. La production éditoriale reste difficile, et même une fois publiés, les artistes doivent encore affronter le défi de la distribution, des librairies et des bibliothèques peu approvisionnées.
Aux États-Unis, le système, grâce au capitalisme, permet une dissémination plus rapide des œuvres, mais cela pose aussi un problème pour les jeunes qui débutent : comment peuvent-ils se faire connaître ? Je reviens ici au FIBDA et à ses concours, qui jouent un rôle essentiel. Ils offrent aux éditeurs présents sur place, s’ils en ont la volonté, l’occasion de découvrir de nouveaux talents. Il faut ensuite les soutenir, les accompagner et leur donner les moyens de progresser. La question d’un financement plus soutenu se posera forcément, mais je reste optimiste : le talent est bel et bien là. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est un accompagnement durable pour lui permettre d’éclore pleinement.
Pensez-vous qu’il existe une “BD algérienne” au sens propre, indépendante des influences étrangères ?
C’est une excellente question. Je crois que oui, mais il faut comprendre ce que cela signifie aujourd’hui. Nous vivons à l’ère de la mondialisation, où les formats, qu’ils soient européens, japonais ou américains, ne sont plus la propriété exclusive d’une nation. Les jeunes artistes se les réapproprient, les adaptent à leur univers culturel.
Ainsi, la BD algérienne a ses propres thématiques, ses propres sensibilités, qui la distinguent clairement de la BD marocaine ou tunisienne. Au Maroc, par exemple, beaucoup d’artistes s’intéressent aux années de plomb ou à la question du féminisme, vis-à-vis des dernières lois qui ont été voté ces 20 dernières années pour les femmes. En Algérie, on trouve une réflexion sur la mémoire, la société et le vécu collectif. Donc oui, il existe bel et bien une BD algérienne, à la fois locale dans ses racines et universelle dans son langage.
Et l’intelligence artificielle dans tout cela ? Peut-elle représenter une menace pour la création artistique ?
L’intelligence artificielle est un sujet complexe. Dans certains pays, elle est malheureusement utilisée pour faire table rase pour remplacer certaines formes de travail créatif, que ce soit dans la littérature, la presse ou même le droit. Mais je crois que la créativité humaine reste irremplaçable.
Une intelligence artificielle peut imiter, copier, produire vite, mais elle ne peut pas créer avec sensibilité, émotion et vécu. Ce que fait un artiste, c’est traduire son expérience, son imaginaire, sa douleur parfois. Cela, aucune machine ne pourra le reproduire. Je pense que certains pays vont légiférer pour protéger l’humain et l’artiste. Et puis, quand on regarde les œuvres de jeunes bédéistes comme Nawel Ourad, par exemple, on comprend immédiatement que la BD est d’abord un art de l’âme, pas un produit industriel.
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