Fanon à Blida-Joinville: Le combat contre « la psychiatrie » coloniale raciste
A l’aube des années cinquante, sur fond de basculement lent mais irréversible vers Novembre 1954, rien ne suggérait que Frantz Fanon traverser la Méditerranée et entamer une autre vie : une vie d’Algérien partagé entre les activités professionnelles et le militantisme indépendantiste. En juin 1953, sésame de médecin des hôpitaux psychiatriques en poche, Fanon était […] The post Fanon à Blida-Joinville: Le combat contre « la psychiatrie » coloniale raciste appeared first on Le Jeune Indépendant.

A l’aube des années cinquante, sur fond de basculement lent mais irréversible vers Novembre 1954, rien ne suggérait que Frantz Fanon traverser la Méditerranée et entamer une autre vie : une vie d’Algérien partagé entre les activités professionnelles et le militantisme indépendantiste. En juin 1953, sésame de médecin des hôpitaux psychiatriques en poche, Fanon était bon pour la carrière professionnelle.
Enfant du pays comme lui, son camarade Marcel Manville lui avait suggéré sur le ton du conseil amical de repartir aux Antilles et faire profiter la terre natale de son savoir médical. Sitôt émise, l’option de l’exercice Outre-Mer s’est refermé, rappelle l’historien René Gallissot dans une notice dédiée à Fanon dans Le Maitron, le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social. ‘’Des obstacles se levèrent du côté des autorités académiques et politiques soupçonneuses devant cet écrivain qui venait de commettre un coup d’éclat intellectuel et cet adepte d’une psychiatrie en dissidence’’.
Une année plus tôt, Fanon avait publié « Peau noire, masques blancs », un texte au vitriol contre le racisme de couleur. Le manuscrit adressé à l’éditeur de Mohamed Dib, Mouloud Feraoun et Kateb Yacine portait un autre titre : « Essai sur la désaliénation du Noir ». Mais, en sa qualité de directeur de collection au Seuil, Francis Jeanson — futur leader du réseau des « porteurs de valises » — opte pour « Peau noire, masques blancs », précise René Gallissot. La porte des Antilles fermé, Fanon se rabat sur Dakar.
Il sollicite alors l’aide et les tuyaux d’un écrivain socialiste sénégalais dont il a fait la connaissance à la revue Présence africaine : L.-S. Senghor. Or, dans « Peau noire, masques blancs », Fanon n’a pas lésiné sur la sémantique acéré pour commenter les positions du futur président du Sénégal sur la négritude. ‘’La lettre envoyée à Senghor, à Dakar, est demeurée réponse’’, rappelle Alice Cherki. Un poste de médecin-chef vient d’être créé à l’hôpital de Blida-Joinville, pour lequel Fanon Postule. Sa candidature est acceptée, il est donc mis à la disposition du gouverneur général d’Algérie le 22 octobre 1953 et doit prendre ses fonctions le 23 novembre suivant’’.
Dès les premiers mois de son exercice à Blida-Joiville, Fanon prend toute la mesure du temps colonial et prend, surtout, la mesure des effets de la conception d’Antoine Porot, fondateur de l’école psychiatrique d’Alger. Fanon, précise son biographe américain Adam Shatz, ‘’connaissait bien les travaux de Porot et le lien entre ses opinions sur les musulmans algériens et son racisme envers les Noirs, qui lui faisait conclure que « sur le plan psychophysiologique, le Noir africain ressemble beaucoup au Nord-Africain, il y a une unité de l’Africain’’.
Très rapidement, le Martiniquais administre au profit de ses patients musulmans un traitement qui prend l’allure d’une ‘’lutte quotidienne contre l’héritage de Porot’’. L’espace de travail dans lequel il travaille est un ‘’hommage sinistre aux conceptions de Porot’’.
Les prérogatives de Fanon concernent une unité divisée en pavillons séparés. L’un accueille 220 hommes musulmans, l’autre 165 femmes européennes. ‘’Porot lui-même avait conçu la ségrégation des patients de l’hôpital au motif que « dans des esprits troublés, les divergences de conceptions morales ou sociales, les tendances impulsives latentes peuvent à tout instant troubler le calme nécessaire, alimenter les délires, susciter ou créer des réactions dangereuses dans un milieu éminemment inflammable ».
Des diagnostiques ignobles
C’est ce que le fondateur de l’école d’Alger écrivait dans un article daté de 1933 et publié dans la revue L’Algérie médicale sous le titre ‘’l’assistance psychiatrique en Algérie et le futur hôpital psychiatrique de Blida’’. Psychiatre et psychanalyste, Alice Cherki détaille la doctrine raciste de l’ «école d’Alger » : ‘’Les indigènes nord-africains se caractérisent par un développement psychique primitif : leur vie psychique est dominée par les instincts et fait peu appel aux facultés mentales les plus développés.
Abouliques, ils manquent de curiosité intellectuelle, présentent une inappétence native pour le travail, sont incapables de soin et de logique dans leurs activités professionnelles. Manifestant une tendance marquée pour le mensonge et l’insolence, ils sont soumis à une impulsivité criminelle qui les rend potentiellement dangereux.
L’origine de ces traits est à rechercher dans une immaturité génétiquement fixée du développement cérébral : chez l’indigène, le cerveau inférieur (diencéphale) prédomine sur les structures corticales supérieures (…) Cette thèse, pourtant si intimement liée à l’ordre colonial et aux années trente, figure dans le « Manuel alphabétique de psychiatrie ». Editée en 1952, cette est signée quatre psychiatres au premier rang desquels Porot. Faisant tomber les ‘’masques blancs’’, Fanon la ‘’peau noire’’ tire – pour lui-même – la sonnette d’alarme et engage ce qui constitue bien une action sanitaire et humaine d’urgence.
Dans une course contre la montre, il œuvre ‘’pour introduire dans sa division les méthodes de social-thérapie pratiquées à Saint-Alban’’, établissement psychiatrique de Lozère où Fanon a effectué un stage d’une quinzaine de mois après ses études à Lyon. ‘’En quelques mois, fait remarquer Alice Cherki, l’atmosphère de l’hôpital change.
Tous les acteurs de l’époque, médecins, internes ou infirmiers, détracteurs ou sympathisants, avec un sourire ou un soupir, le reconnaissent. La social-thérapie, ce n’est pas seulement humaniser l’institution, mais en faire un lieu thérapeutique dans lequel soignants et malades recomposent ensemble un tissu social où peut s’exprimer le fil rompu d’une subjectivité en souffrance’’. A Blida-ville où il se rendait pour faire ses courses, s’attabler avec des collègues ou effectuer une promenade, Fanon a fait la connaissance d’une multitude de gens de tous horizons.
L’un d’eux, se souvient Alice Cherki, répondait au nom de Abderrahmane Aziz. Au fil du rencontres, l’artiste natif de la Casbah et installé à Blida au mitan des années quarante a fait découvrir à Fanon la musique algérienne, à commencer par le style dont il a été le créateur. Il n’en fallait pas plus pour que le médecin-chef de Blida-Joinville associe l’artiste au projet novateur pour humaniser l’établissement et rompre avec l’ambiance et les conditions qui étaient en vigueur avant novembre 1953.
Alice Cherki détaille quelques facettes de l’approche de Fanon. Des ‘’institutions spécifiques auxquelles les aliénés musulmans pourront s’identifier’’ vont se mettre en branle sous l’impulsion du chef et de ses équipes. ‘’C’est d’abord la création d’un « café maure », lieu de rencontre traditionnel des hommes, qui va débloquer la situation ; puis viendra la célébration des fêtes musulmanes, des réunions autour des conteurs itinérants traditionnels’’.
Naturellement, ‘’Abderrahmane Aziz s’associe à ce travail. Et, bientôt, le personnel algérien, engagé avec Fanon dans cette véritable révolution psychiatrique, participera pleinement à l’expérience’’. Cette expérience va se poursuivre jusqu’à démission en novembre 1956 dans une lettre adressée au ministre résident Robert Lacoste – au plus fort des ‘’Pouvoirs spéciaux’’ — et son expulsion d’Algérie en janvier 1957. Parallèlement à l’expulsion de Fanon, fait remarquer Alice Cherki, la France des ‘’Pouvoirs spéciaux’’ procède au ‘’démantèlement des cadres soignants algériens’’.
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