L’art de la façade
Par A. Boumezrag – Le Maroc prépare la Coupe d’Afrique des nations et la Coupe du monde comme on repeint une façade : pour épater le voisin. Mais une autre réalité s’impose.

Par A. Boumezrag – Le Maroc prépare la Coupe d’Afrique des nations et la Coupe du monde comme on repeint une façade : pour épater le voisin. Mais derrière la vitrine clinquante que l’Occident applaudit, une autre réalité s’impose : une jeunesse sacrifiée, bradée comme une marchandise migratoire. Dans un monde où l’apparence vaut plus que l’essentiel, le royaume a choisi son camp : la vitrine plutôt que le peuple.
Ce n’est pas nouveau : dans le monde arabe, quand l’intérieur pourrit, on soigne l’extérieur. De Nasser et ses défilés militaires à Dubaï et ses gratte-ciels, l’art de la façade est devenu doctrine. Le Maroc ne fait pas exception : stades flambants neufs, campagnes de communication léchées, mégaprojets financés à crédit. La vitrine est en or, mais les fissures derrière brillent de misère.
La géographie explique en partie cette obsession. A quelques kilomètres de l’Europe, Rabat vit sous un double regard : celui de ses partenaires occidentaux, qui exigent une image rassurante et moderne, et celui de sa propre jeunesse, qui exige dignité et avenir. Résultat : on satisfait le premier en investissant dans des vitrines internationales, on écrase le second en réduisant ses rêves à des soldes migratoires.
Le Maroc indépendant se rêvait nation-pont entre l’Afrique et l’Europe. Il aurait pu bâtir un modèle fondé sur l’éducation, la santé, la justice sociale. Mais il a préféré la rente, l’allégeance et la façade. L’histoire des régimes arabes est une histoire de reflets : plutôt que de réparer les fondations, on multiplie les miroirs. A Casablanca comme au Caire, à Rabat comme à Riyad, la priorité est de briller, pas de bâtir.
Or, l’histoire nous enseigne une chose : les vitrines finissent toujours par se fissurer. Berlin 1936 avait ses Jeux olympiques, mais le Reich s’est effondré. Pretoria avait ses stades, mais les townships ont rappelé la réalité. Doha a construit des cathédrales du football, mais les cadavres d’ouvriers migrants en sont le ciment invisible. Le Maroc, demain, aura sa Coupe du monde… et sa jeunesse exilée.
La géopolitique est crue : le Maroc a compris qu’il possède deux monnaies d’échange auprès de l’Europe. La première, c’est l’image : grands événements sportifs, soft power touristique, façade de stabilité. La seconde, c’est sa jeunesse : des centaines de milliers de jeunes que l’on retient ou que l’on laisse partir, selon le deal du moment. Le harrag est devenu une ligne de négociation, un chiffre dans un tableau Excel à Bruxelles.
C’est une diplomatie du mépris : quand l’Espagne s’agace, on ouvre le robinet migratoire ; quand Bruxelles paie, on le referme. Le peuple en solde, littéralement : sa dignité ne vaut que ce que l’Europe est prête à payer pour l’acheter en bloc.
Sur le plan géostratégique, le Maroc joue le rôle de vitrine sécuritaire et événementielle pour l’Occident. L’Europe a besoin d’un gendarme du Sud ? Rabat se propose. L’Occident veut un hôte fiable pour ses spectacles sportifs ? Rabat signe. L’élite locale, elle, encaisse la rente symbolique : contrats, images, partenariats. Le peuple, lui, encaisse les coups, la hogra [déni de justice], la hogra encore, et l’exil.
Le choix est clair : on construit des stades, pas des hôpitaux. On aligne des fan-zones, pas des salles de classe. On soigne l’image, pas les corps. L’avoir surplombe l’être, et l’apparence a remplacé l’essentiel.
Mais toute vitrine a un coût. Chaque dirham investi dans un stade est un dirham retiré d’une école. Chaque fan-zone climatisée est un centre de santé abandonné. Chaque billet pour un match de gala est un passeport arraché par un harrag prêt à risquer sa vie.
L’Occident applaudit le spectacle, mais ferme les yeux sur la coulisse. Le peuple, lui, paie la facture invisible : une dette colossale, des inégalités abyssales, une dignité piétinée. La vitrine est en or, mais c’est son peuple qu’on a mis en solde.
On pourra toujours brandir des drapeaux et repeindre des façades, mais un pays ne se construit pas sur des vitrines. Le Maroc peut bien éblouir l’Occident par ses stades et ses coupes du monde, il ne pourra pas éternellement maquiller le vide intérieur. Car une vitrine, même en or, finit toujours par se ternir.
Le Maroc est face à une équation simple : investir dans la dignité ou continuer à brader ses enfants. Les régimes arabes ont tous cru qu’on pouvait gouverner avec des vitrines et des mirages. Ils ont tous appris, souvent trop tard, que la jeunesse finit par briser la façade.
La génération qui se lève aujourd’hui n’est plus celle qui attend, ni celle qui espère des miettes. Elle réclame l’essentiel : santé, éducation, travail, respect. Elle ne veut plus être une variable d’ajustement ni une monnaie d’échange. La vraie Coupe du monde qui se joue au Maroc n’est pas celle de 2030 : c’est celle de la dignité.
On ne vend pas une terre sur laquelle marche un peuple. Ceux qui s’y essaient condamnent leur règne à l’échec, car l’histoire n’oublie pas et les peuples finissent toujours par réclamer leur dû. Mais les régimes arabes, fidèles à leurs mirages, persistent à rejouer la même pièce : brader l’essentiel pour soigner la vitrine. A croire qu’ils n’ont pas de mémoire, ni même de cervelle.
A. B.