«El Camioun», transporteur généreux de l’Algérie en fête le 5 juillet 1962
Longtemps, il a été invisible et a brillé par son absence dans les élans commémoratifs et les célébrations du 5 juillet 1962. Ce n’est pas de sa faute, mais la faute d’un récit qui, narré par les Algériens, n’en finissait pas d’insister sur le seul épisode de la crise de l’été 1962 au détriment de […] The post «El Camioun», transporteur généreux de l’Algérie en fête le 5 juillet 1962 appeared first on Le Jeune Indépendant.

Longtemps, il a été invisible et a brillé par son absence dans les élans commémoratifs et les célébrations du 5 juillet 1962. Ce n’est pas de sa faute, mais la faute d’un récit qui, narré par les Algériens, n’en finissait pas d’insister sur le seul épisode de la crise de l’été 1962 au détriment de la joie et de l’allégresse populaires. Il aura fallu attendre de longues décennies pour que l’acteur invisible rebondisse sur le devant de la scène et reprenne sa place dans la mémoire collective. Le camion – c’est de lui qu’il s’agit –peut se targuer aujourd’hui de lancer à qui veut bien l’entendre qu’il était là, le 5 juillet 1962, Omniprésent. Imposant. Et fédérateur.
Le véhicule poids lourd a raison de le rappeler. Oui, dans l’Algérie à l’aube de l’indépendance, il était un ‘’acteur’’ déterminant, un organisateur informel sans qui la fête ne pouvait pas être complète et démesurément dense. La foule en transe ralliant les principales places et artères à Alger, Oran, Bejaïa, Annaba, Tlemcen, Sétif, Tizou Ouzou, Biskra et dans les grands villages, c’était, en grande partie, lui.
La renaissance du camion dans la mémoire collective est datée dans le temps. C’était en 2019 au plus fort du ‘’hirak’’. Entre deux vendredis et autant de marches dénonciatrices du pouvoir personnel et de la chape de plomb, les Algériennes et les Algériens ont découvert l’’’albumania’’. Le soir, de retour chez eux, chaque algérienne, chaque algérien, replongeait dans les photos capturées par les siens durant la folle journée du jeudi 5 juillet 1962. Un tel tombe sur une photo mettant à l’honneur son papa agitant le drapeau national. Telle autre, aujourd’hui maman ou mamy, met la main sur un visuel donnant à voir sa génitrice, la main sur le bouche à l’instant de pousser le ‘’you you bonheur’’ à son paroxysme. Tel troisième retrouve, avec beaucoup de fierté, un cliché mettant à l’honneur le camion dont le propriétaire – son grand-père – l’a mobilisé gratuitement. La fête de l’indépendance le vaut bien !
Au grand dam de Youcef Kaoui, l’album familial vintage comporte bien des clichés mais le camion n’y figure pas. ‘’Mon père avait cinq camions. Au matin du 5 juillet, il les a engagés pour les besoins de la fête. Pour lui, il était hors de question que les engins restent freins à main levés. Je m’en souviens comme si cela datait d’hier : mon frère aîné était aux commandes d’un des camions, un Berliet. Nous nous sommes ébranlés, les proches et la famille, de +plaçat al ouûd+ (place du Gouvernement/future place des Martyrs) jusqu’à Larbatache (ex-maréchal Foch). Le bonheur était à son comble’’. Les Kaoui, qui habitaient à la rue Caton (Casbah), ne sont pas les seuls à avoir mobilisé leur parc de camions pour battre le rappel des Algériennes et Algériens à l’heure de « Al hamdoulilah mab’kach istiîmar fi b’ladna ». Aux quatre coins du pays, tout algérien qui était propriétaire d’un véhicule poids lourds – camion, car, Peugeot 203 familiale, Renault Juvaquatre familiale – s’est mis de la partie. Idem pour les chauffeurs qui travaillaient pour le compte d’entreprises privées ou publiques. Aucun mot d’ordre — ‘’mobilisation des camions’’ — n’a été lancé. Spontanément, propriétaires et chauffeurs étaient déjà à pied d’œuvre dès l’aube. Objectif : emmener les gens de chez eux vers la fête.
En juillet 1962, le selfie et la photo en veux-tu, en voilà relevait encore de la projection-fiction. Cela n’a pas empêché ‘’El Camioun’’ d’être l’un des ‘’acteurs’’ les plus photographiés en ce premier jeudi de juillet 1962. Ils sont nombreux les albums familiaux à garder – pour la postérité de l’Histoire – un ou deux clichés donnant la part belle au véhicule festif. L’engin n’a pas échappé au regard des photographes professionnels dépêchés par leurs agences ou leurs journaux et magazines pour couvrir les fêtes de l’indépendance. Pièce maitresse de l’agence Magnum, Photos, le français Marc Riboud est l’un d’eux. Qualifié à raison de ‘’photographe des fêtes de l’indépendance’’, il avait capturé un grand nombre de photos festives.
Non seulement, il a mis le camion en point de mire de son objectif. Mais il est allé jusqu’à se servir du camion pour se mettre dans des conditions d’exercice idoines. Il en témoigne dans une de ses confessions mémorielles : ‘’ (…) Pour photographier cette course triomphale (d’un groupe de jeunes d’un quartier des hauteurs d’Alger vers le centre-ville), j’ai été aidé par deux gamins, qui m’ont fait la courte échelle pour me hisser dans la benne du camion placé en tête de cortège. Le spectacle était éblouissant, les drapeaux hâtivement cousus dans la nuit se déployaient dans un désordre magnifique, chacun brandissait sa hampe le plus haut possible, et ceux qui n’avaient pas d’étendard levaient les bras en signe de victoire’’.
Dans sa remarquable « Histoire populaire » d’ « Algérie 1962 », l’historienne Malika Rahal confirme le statut si singulier du camion en ces jours de fêtes. ‘’Les festivités de juillet donnent lieu à d’innombrables images et films, car les journalistes sont nombreux pour saisir ce moment historique. L’objet central des festivités est alors le camion : utilisé comme une scène, il permet à un groupe de se montrer en même temps qu’il offre un point de vue privilégié pour contempler l’ensemble de la foule. Il est donc l’instrument favori d’un corps collectif qui tout à la fois se voit et se donne à voir. Dans le formidable renversement du regard qui se joue, public et acteurs de la performance sont interchangeables. C’est soi-même que l’on impressionne d’abord par la mise en scène du corps collectif’’.
A Sétif, ajoute l’historienne du temps présent, ‘’les drapeaux couvrent les monuments et les immeubles et les enfants portent des tenues de fête tricolores. On vient à vélo, en carriole et en camion ou, à défaut, on recherche une hauteur (…) Chaque camion a son meneur ou sa meneuse ; tels des chefs d’orchestre, de jeunes hommes encadrent les portions de défilé. On défile en tous sens, par sous-groupes : ici passe un groupe de scouts, là un autre, ou une école, un syndicat, une association’’. L’engin érigé en moyen de transport ce 5 juillet 1962 joue aussi au transporteur inter-villes. Durant son enquête sur le terrain pour nourrir son « Histoire populaire » de l’Algérie de 1962, Malika Rahal a rencontré le 24 février 2018 à Oran Ahmed Abid. Le 5 juillet 1962, alors tout jeune, il participait aux festivités à Sidi Bel-Abbès. Contre toute attente, il ‘’monte dans un camion et, sans savoir comment, se retrouve à Oran’’.
Avant les festivités qui ont démarré au soir du 1er juillet 1962 au sortir du référendum d’autodétermination pour culminer le 5 juillet, le camion a été mis à contribution pour rapatrier les réfugiés. Mais c’est le 5 juillet que le véhicule poids lourd a investi en force l’espace public et conféré une dynamique sociale à la scène algérienne. Plus qu’un matériel sans âme, c’était un sacré acteur de l’Algérie du 5 juillet 1962. Un acteur qui, autant que les Algériennes, les Algériens et les Français militants de l’indépendance algérienne, a festoyé à sa manière. Ce jour-là, il était à la fois transporteur d’Algériens libres, ‘’planche théâtrale’’ sur laquelle le regretté Abdelhalim Raïs aurait aimé faire jouer ‘’Les enfants d’Algérie en fête’’, et scène festive ambulante à bord de laquelle le peuple a dansé, chanté, poussé des ‘’you you’’.
L’image était tellement forte que les éditions La Découverte et Flammarion ont jugé pertinent d’en faire les couvertures d’ « Algérie 1962 » de Malika Rahal et d’ « Histoire de la guerre d’indépendance algérienne ». A Blida, ‘’el camioun’’ jalonne majestueusement la principale artère de la ville. Histoire de rappeler les Blidéens au souvenir du 5 juillet 1962. Histoire, surtout, de dire aux mémoires oublieuses : j’étais avec vous à l’heure. C’est à mon bord que vous avez célébré « Al hamdoulilah mab’kach istiîmar fi b’ladna » !
The post «El Camioun», transporteur généreux de l’Algérie en fête le 5 juillet 1962 appeared first on Le Jeune Indépendant.