Les juifs d’Algérie : entre décrets Crémieux et déni honteux

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Mai 12, 2025 - 07:42
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Les juifs d’Algérie : entre décrets Crémieux et déni honteux

Une contribution du Dr A. Boumezrag – Ah, la France ! Ce pays si prompt à commémorer ses gloires, à panthéoniser ses héros, à s’indigner pour la mémoire – mais avec parcimonie, s’il vous plaît. Car il y a des souvenirs qu’on préfère bien rangés. Des mémoires trop encombrantes qu’on glisse sous le tapis républicain, comme une tache sur le parquet de la grandeur nationale.

Parlons des juifs d’Algérie. Ou plutôt… n’en parlons pas. C’est ce que la République a fait de mieux depuis 1962 : un silence poli, appliqué, persistant. Une forme de disparition propre, presque élégante. Pas de scandale, pas de cri. Juste un effacement feutré.

Ils étaient 130 000. Arabophones, enracinés, parfois kabylophones, pleinement algériens. Puis, en 1870, Paris décide – avec toute la délicatesse coloniale qu’on lui connaît – de les extraire du corps social indigène via les décrets Crémieux. Une promotion citoyenne ? Disons plutôt une assignation politique. Etre juif et français, mais en Algérie. Ni vraiment d’ici ni totalement de là-bas. Le piège était parfait.

Le piège du «diviser pour régner»

Les décrets Crémieux ont jeté une fracture violente dans les relations entre les communautés. D’un côté, les juifs d’Algérie devenaient français ; de l’autre, les musulmans restaient «indigènes». Non pas qu’une distinction légale ait fait disparaître les liens culturels, linguistiques et sociaux qui unissaient juifs et musulmans depuis des siècles. Non. Ce qu’il fallait, c’était l’assignation à une identité politique purement coloniale.

Les juifs d’Algérie, avant les décrets, étaient des Algériens. Pas des «Français». Pas des «Algériens de deuxième zone.» Ils faisaient partie d’un monde complexe, où les appartenances se tissaient plus finement qu’une simple carte de citoyenneté. La France, elle, a cassé ces liens, elle a tranché dans le vif, et le projet colonial a eu un double effet : diviser et neutraliser. Diviser les communautés, neutraliser les identités.

Alors, qu’ont-ils fait ces juifs d’Algérie ? Ils ont joué le jeu, bien sûr. C’était la condition. On leur a donné la nationalité française, mais dans quel but ? Les présenter comme des alliés dans une guerre coloniale pour mieux surveiller, contrôler et dissimuler les fractures sociales. Quand la France a quitté l’Algérie en 1962, les juifs, eux, sont partis. Pas seulement parce que la situation était intenable, mais parce qu’ils étaient devenus les invisibles : ni totalement français ni vraiment algériens. Une communauté sans sol, ni pour l’un ni pour l’autre. Une minorité, toujours étrangère.

L’oubli, un projet politique

Avançons d’un siècle : l’Indépendance. Les valises. L’exil. Et derrière eux, le vide. Ni les manuels scolaires français ni les discours officiels algériens ne se sont donné la peine d’en raconter le sort. Trop français pour les uns, trop juifs pour les autres. Une invisibilisation bilatérale, dans un parfait accord postcolonial.

La France a mis en scène une «mémoire sélective». C’était plus simple de ne pas parler des juifs d’Algérie, de ne pas intégrer leur souffrance dans l’histoire officielle. Ni à Alger ni à Paris. Il ne fallait surtout pas trop réveiller des mémoires trop gênantes, trop politiques. Qui voudrait se rappeler que la France a fabriqué cette fracture, qu’elle a activement joué sur les peurs, les identités, pour mieux diviser ? Et aujourd’hui ? Le silence continue, mais cette fois derrière du verre : dans les musées. Ah oui, là, les objets sont bien là. Chasubles, lettres, menorahs – soigneusement étiquetés. «Afrique du Nord – XIXe siècle.» Rien sur la valise. Rien sur la fracture. Rien sur les vies déchirées. C’est le summum de l’hypocrisie patrimoniale : exposer les traces d’une mémoire qu’on refuse d’assumer.

Alors oui, la République aime la mémoire. Mais seulement quand elle ne parle pas trop fort. Quand elle ne dérange pas la chronologie officielle. Quand elle n’exige pas de comptes.

Les juifs d’Algérie ? Français d’exception, victimes. Les juifs d’Algérie : entre décrets Crémieux et déni honteux, puis oubliés d’exception. Leur mémoire ? Une ligne de bas de page. Une poussière dans les archives. Un chapitre rayé d’avance. Mais une question demeure, brutale : que vaut une nation qui garde les objets, mais pas les gens ?

Et ceux qui ont renié ? Certains juifs d’Algérie, après l’exil de 1962, ont tourné la page. Volontairement ou à contrecœur. Ils ont adopté une nouvelle langue, une autre mémoire, un autre récit. Ils ont minimisé, voire renié, leur origine arabo-berbère, leur judéo-arabe, leurs liens avec l’Algérie. Certains ont embrassé une francité sans nuance, comme une planche de salut.

Mais peut-on les blâmer ? Quand une République vous offre un strapontin – à condition de ne pas trop faire de bruit, de ne pas parler arabe, de ne pas rappeler d’où vous venez –, beaucoup s’assoient et se taisent.

Ce reniement n’est pas un oubli. C’est un sacrifice. Celui d’une mémoire abandonnée pour s’acheter un peu de paix sociale, un peu d’intégration, un peu d’oubli personnel. Car porter une mémoire que personne ne veut entendre, c’est parfois plus douloureux que de la taire.

Et puis il y a les enfants. Les petits-enfants. Qui parfois réapprennent l’arabe en cachette. Qui rouvrent les cartons, les lettres, les recettes. Ceux qui comprennent que l’identité qu’on leur a cachée était, au fond, un trésor qu’on avait trop abîmé pour le transmettre intact.

La mémoire confisquée : un héritage qui ne se transmet pas

Au fond, c’est peut-être là que réside la véritable violence : la confiscation de cette mémoire, le vol de l’histoire. Car une nation qui se ferme à certains de ses souvenirs ne se contente pas de les effacer. Elle les tue.

La mémoire, ce n’est pas juste un assemblage d’objets et de dates. Ce n’est pas un inventaire d’artefacts dans un musée. C’est un acte vivant, une transmission. Et dans ce cas précis, ce qu’on a choisi de transmettre, c’est l’amnésie. Une amnésie qui a fait l’économie des souffrances, des fractures et des âmes laissées sur le chemin.

Le problème avec la France, c’est que ses commémorations se concentrent trop souvent sur ce qui est «propre», «honorable» et «réparateur» – et jamais sur ce qui dérange, sur ce qui divise. Le politique a choisi la pacification des mémoires, l’oubli de certains, l’intégration forcée des autres. Mais il y a des mémoires qui ne s’intègrent pas dans ce format réduit. Il y a des mémoires qui doivent éclater pour que l’histoire soit juste. Et la mémoire des juifs d’Algérie en fait partie. C’est une mémoire qui a été déportée. Mais elle est là. Elle attend.

Conclusion

La République française n’a pas effacé les juifs d’Algérie par maladresse. Elle l’a fait avec méthode, constance et un sens aigu de l’amnésie stratégique. Elle a préféré garder leurs objets plutôt que leurs histoires, leurs traces plutôt que leurs voix.

Mais une mémoire sous vitrine reste une mémoire sous silence. Et une nation qui collectionne les fragments sans affronter ses fractures ne soigne rien ; elle camoufle. Un pays qui refuse de se souvenir est un pays condamné à répéter ce qu’il nie.

«L’histoire ne se venge pas. Elle attend.» (Charles Péguy.)

A. B.

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