Plan secret : comment le Maroc prend la main sur la parole maghrébine en France

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Juin 9, 2025 - 04:55
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Plan secret : comment le Maroc prend la main sur la parole maghrébine en France

Par Mohamed El Maadi – Dans une ville moyenne de province, historiquement marquée par une forte implantation algérienne, une scène passée presque inaperçue a révélé un basculement profond. Chaque année, le maire venait remercier les figures associatives issues de la communauté algérienne, présentes depuis les années 1980. Mais l’an dernier, tout a changé : le maire est venu accompagné du consul marocain. Et au lieu de saluer les Algériens, ce sont les Marocains – arrivés en nombre à peine cinq ans plus tôt – qui ont été mis à l’honneur.

Les responsables algériens, piliers du tissu social local, ont été sidérés. Ce n’était pas un simple oubli : c’était un déplacement symbolique du centre de gravité communautaire, un basculement de légitimité. L’histoire des quartiers populaires, longtemps racontée à travers l’Algérie, est en train d’être réécrite sous drapeau marocain.

Cette scène n’est qu’un symptôme. Ce qui se joue aujourd’hui en France, c’est une ingénierie sociale et politique discrète mais redoutablement efficace, celle qui consiste à «faire du Maroc le référent maghrébin principal», voire le seul autorisé, dans tous les secteurs : culture, sport, religion, médias.

Une stratégie de cooptation intégrale

Dans plusieurs villes où les Algériens étaient jusqu’ici majoritaires – Marseille, Toulouse, Lyon –, on assiste à une montée en puissance démographique et institutionnelle de la communauté marocaine. Mais il ne s’agit pas seulement de présence physique. Il s’agit de prise de contrôle des relais symboliques.

Les mosquées dites «libres», souvent fondées par des Algériens sur fonds propres, voient aujourd’hui les Marocains y accéder en force, parfois en imposant leurs cadres ou leurs imams. Dans le monde du football, même logique : alors que Marseille a longtemps incarné une forme d’algérianité populaire, la direction du club est désormais influencée par d’anciens joueurs marocains très politisés, pendant que des joueurs algériens, comme Attal, sont l’objet de campagnes hostiles, parfois avec l’aval implicite de réseaux communautaires puissants, y compris au sein de la communauté juive marseillaise.

Le plus pernicieux est ailleurs dans la culture, l’humour, le cinéma. Aujourd’hui, pour exister, il faut «passer par le sas» : le Jamel Comedy Club, les boîtes de production parisiennes, les circuits de validation médiatique où l’on trouve, très souvent, des figures liées au Maroc ou promues par ses réseaux. L’Algérien, s’il veut émerger, doit être adoubé. Il devient, sans même s’en rendre compte, un produit «filtré», domestiqué, souvent mis en scène pour plaider la réconciliation, l’ouverture des frontières ou l’admiration d’un Maroc «moderne».

De la revendication à la docilité contrôlée

Ce que cette ingénierie construit, ce n’est pas seulement un leadership symbolique marocain. C’est la réduction des Algériens à des figurants de la diplomatie culturelle marocaine, voire à des relais involontaires de ses intérêts. Ceux qui émergent, dans le cinéma ou l’humour, sont souvent ceux qui acceptent le sas de validation et la réécriture des priorités identitaires : plus question de parler de l’histoire algérienne ou de la question saharienne, mais de vanter une «fraternité maghrébine» aux contours bien définis depuis Rabat. Et l’ironie du sort est que ceux qui deviennent désormais les plus revendicatifs, les plus problématiques, ceux que l’on accuse d’être islamistes, communautaristes, ou archaïques… sont les Algériens. Ce glissement est délibéré. Les figures marocaines les plus visibles dans la lutte contre l’islamophobie ou pour la cause palestinienne se sont effacées.

Yassine Belattar, longtemps présenté comme une voix forte de l’antiracisme, s’est éclipsé après la normalisation marocaine avec Israël et est reparti vivre au Maroc. Zineb El-Rhazoui, icône de l’islamophobie médiatique, a soudainement changé de cap : pro-palestinienne assumée, en rupture avec ses anciennes postures. Une volte-face aussi stratégique que suspecte.

Ce repositionnement s’explique : le Maroc n’a plus besoin d’apparaître en première ligne du bruit ou de la provocation. Il veut la respectabilité, la discrétion, la modernité. L’islamophobie virulente ou l’antisionisme bruyant ? Laissez cela aux Algériens. Et c’est ainsi qu’émergent des figures algériennes comme Kamel Daoud ou Boualem Sansal, perçues comme «critiques de l’islam», mais utiles parce qu’elles alimentent une rhétorique acceptable : celle d’un Maghrébin «recyclé», «épuré», «républicanisé».

Alger résiste… en silence

Ce jeu n’a pas échappé à Alger. La réception récente de DJ Snake par le président Tebboune est un geste de réaffirmation. Artiste franco-algérien immensément populaire, DJ Snake incarne une réussite non filtrée, non domestiquée. Le recevoir, c’est dire : à Alger, la culture ne sera pas soumise au filtre, ni à la validation d’une ingénierie étrangère. Mais la bataille est difficile. Car ce qui se joue n’est pas qu’identitaire ou culturel : c’est un affrontement géopolitique par procuration où le Maroc, fort de ses alliances (Israël, Emirats, cercles français), avance ses pions avec méthode, tandis que l’Algérie reste sur la défensive.

Une entreprise de captation symbolique

Ce qui se passe aujourd’hui en France n’est pas un simple rééquilibrage communautaire. C’est une entreprise de captation symbolique. Le Maroc cherche à devenir la seule autorité représentative des Maghrébins, à travers une ingénierie douce mais efficace : prise des mosquées, cooptation culturelle, reconfiguration médiatique.

Les Algériens, eux, risquent d’être relégués au rôle de figures problématiques, à éduquer ou à neutraliser, sauf à accepter de devenir les porte-voix de récits qui ne sont pas les leurs, des vitrines lissées d’une diplomatie culturelle qui les dépasse.

L’histoire de l’immigration algérienne en France, avec ses combats, ses douleurs et ses fiertés, mérite mieux que l’effacement. Elle doit retrouver sa voix. Pas pour dominer, mais pour ne pas disparaître.

M. E.-M.

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