Célia Chabane (football féminin): Un témoignage pour l’histoire

Nous avons eu suffisamment de chocs en découvrant à quel point la société aokassienne peut être profondément conservatrice. Le cœur du problème des conservateurs, c’est la femme : ils veulent la contrôler, contrôler son corps, ses gestes, son apparence… Elle doit leur plaire, leur obéir. Une femme qui sort du troupeau est aussitôt pointée du […]

Juil 16, 2025 - 23:02
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Célia Chabane (football féminin): Un témoignage pour l’histoire

Nous avons eu suffisamment de chocs en découvrant à quel point la société aokassienne peut être profondément conservatrice. Le cœur du problème des conservateurs, c’est la femme : ils veulent la contrôler, contrôler son corps, ses gestes, son apparence… Elle doit leur plaire, leur obéir. Une femme qui sort du troupeau est aussitôt pointée du doigt, accusée de tous les maux.
Nous savions qu’Aokas est conservatrice, mais doit-on pour autant céder au fatalisme ? Heureusement, il existe à Aokas des familles qui émergent du fin fond des ténèbres du conservatisme pour dire stop à cette folie, à ces chaînes imposées à nos femmes, à nos filles. Ces familles sont pour beaucoup dans les avancées majeures réalisées par les jeunes filles aokassiennes.
Nous sommes en 2009. Le FCAokas (Féminin Club d’Aokas) voit le jour au sein de la maison de jeunes Harriche-Mohand. Ce fut une onde de choc qui a secoué toute la région. Le football féminin ? Non ! Une grande partie de la société aokassienne a montré un refus catégorique à l’idée de voir naître une équipe féminine. «Des filles qui montrent leurs cuisses en public ? Quelle honte ! Aokas va mal !» Les conservateurs, si nombreux, ont tout fait pour saboter le FCAokas. Ils ne créent rien : ils sabotent. Ils sont les apôtres de l’immobilisme.
Dans ce climat, alors que nous collaborions avec plusieurs journaux, notamment le journal sportif Le Buteur, nous avons pensé qu’il était temps de consacrer un papier au FCAokas. Mais deux grands dilemmes se sont posés : est-ce que Le Buteur, centré presque exclusivement sur le football masculin, allait accepter ? Et est-ce que les dirigeants du FCAokas allaient accepter de voir leur photo publiée dans un journal ? Ce fut une période très difficile.
C’est dans ce contexte que nous avons fait la connaissance de Belkacem Nasri, lecteur assidu de Le Buteur et de nos articles. C’est d’ailleurs grâce à eux qu’il a voulu faire notre connaissance. Depuis, nous sommes devenus amis. Grand amateur de football, comme beaucoup d’entre nous, il nous parlait souvent du foot local, notre spécialité journalistique. Nous avons toujours estimé que les «petits» clubs méritent toute notre attention.
Un jour, autour d’un café, Belkacem nous a lancé : «Tu as écrit sur tous les clubs de la région du Sahel de Béjaïa, sauf sur le FCAokas ! Pourquoi ? Tu n’es pourtant pas un conservateur, tu assumes même des positions féministes ! Voilà un sujet à traiter ! Le sport est un vecteur
d’émancipation pour les femmes… Tu ne vas quand même pas reculer devant les critiques d’une société aussi conservatrice ?» Ses paroles ont résonné en nous. Nous pensions à ce sujet depuis longtemps, sans trouver la force de le traiter. Belkacem a alors ajouté : «Ma nièce joue au FCAokas. Elle s’appelle Célia Chabane». Nous avons répondu poliment, lui souhaitant bon courage.
Les mois ont passé. Le sujet du FCAokas continuait de nous hanter, mais nous ne trouvions pas comment l’aborder. Comment écrire ? Que dire ? Et si le journal ne publiait pas l’article ? Et la réaction des familles ? Tant de questions… Nous culpabilisions de ne rien écrire sur ces jeunes footballeuses. Avions-nous peur ? Étions-nous lâches ? Ce doute nous rongeait. Un jour, le téléphone sonne. Numéro inconnu. C’était Belkacem. «Toujours rien sur le FCAokas ? Elles ne vont pas te manger, nos filles !» Il nous a alors annoncé que Célia venait d’être convoquée par le FC Béjaïa, l’un des meilleurs clubs féminins du pays. «Elle mérite au moins quelques lignes dans Le Buteur, non ?»
Il a raccroché. Et nous sommes restés face à nos contradictions. Encore des questions sans réponse. Le temps passait, et toujours rien. Célia entamait déjà sa deuxième saison au FC Béjaïa.
Et puis un jour, nouvel appel de Belkacem : «Célia vient d’être convoquée en équipe nationale U20. C’est la première Aokassienne à intégrer l’équipe nationale féminine ! Si tu n’écris pas maintenant, je te considère comme définitivement perdu pour la cause !»
Là, plus question de reculer. Célia écrivait l’histoire de toute une région. Nous avons passé une nuit blanche. Au lever du jour, nous avons appelé Belkacem pour lui fixer rendez-vous. C’était décidé : il fallait écrire ce papier.
À la cafétéria Merabti, autour d’un café, Belkacem nous a mis en relation avec Célia. Elle nous a parlé de son parcours avec douceur et gentillesse. Nous avons pris des notes, et elle a accepté que sa photo illustre l’article. Belkacem s’est chargé de nous l’envoyer.
Nous avons écrit ce papier avec une émotion rare. Chaque mot, chaque virgule, chaque phrase était empreinte d’une profonde sincérité. En l’envoyant au journal, nous étions tiraillés entre soulagement et crainte. Et si Le Buteur ne le publiait pas ? Que penseraient Belkacem, Célia, sa famille ?
Les jours ont passé. Pas de papier. L’angoisse grandissait. Nous évitions même la cafétéria, de peur d’y croiser Belkacem. Une semaine plus tard, nous avons contacté la rédaction. Le rédacteur en chef, presque un ami, nous a dit qu’il gardait l’article pour une période creuse. Mais devant notre insistance, il a promis de le publier dès le lendemain.
Cette nuit-là fut interminable. Tôt le matin, nous avons ouvert les rues d’Aokas à la recherche du journal. À la vue du fourgon, notre cœur a bondi. Le Buteur est enfin arrivé. Et l’article était là. Publié. Nous avons pleuré de joie. Dansé même. Ce moment restera à jamais gravé en nous.
À la cafétéria, Belkacem est arrivé le journal à la main, radieux. Il a remercié, félicité, distribué des exemplaires. Le papier sur Célia a fait un buzz incroyable. Le journal s’est vendu en quelques minutes. Même les conservateurs ont voulu le lire. Ce papier est, sans exagération, l’un des plus forts de toute notre carrière. Un témoignage pour l’histoire. Une victoire sur le silence. Une reconnaissance méritée. Et une immense émotion partagée.
Célia nous a appelés. Elle était émue, bouleversée. Nous lui avons simplement répondu : «Nous n’avons fait que notre travail». Ses frères aussi nous ont félicités. Et nous, nous étions simplement heureux. Profondément heureux. Hafit Zaouche