Prétendre qu’il peut exister un «Coran européen» est une falsification de la réalité

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Juil 18, 2025 - 16:52
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Prétendre qu’il peut exister un «Coran européen» est une falsification de la réalité

Une tribune de Razika Adnani – Le «Coran européen» est le titre d’un grand projet financé à hauteur de 9,8 millions d’euros par le Comité européen de recherche. Il est présenté sur la fiche publiée sur le site de l’Institut français d’islamologie comme un projet qui étudie «comment le Coran est traduit dans des langues européennes, comment il circule dans les milieux intellectuels européens, et comment il est compris, commenté, utilisé et réinterprété par des intellectuels européens». Mettre en lumière ces textes est certainement très important pour les chercheurs dans le domaine de l’islam, et cela n’a rien à voir avec une islamisation de la connaissance comme le pensent certains, étant donné que le sujet lui-même est le texte du Coran. Parler d’une islamisation de la connaissance quand le sujet est le Coran est donc tout simplement absurde.

Le «Coran européen» est un projet qui suscite beaucoup de questions, en commençant par son titre, étant donné qu’il n’y a pas de «Coran européen», il ne peut pas y en avoir, et le prétendre c’est mentir aux Européens. Le projet concerne les traductions, les interprétations et les adaptations européennes du Coran qui ne donnent aucune raison de parler de «Coran européen», ni d’attribuer au Coran le qualificatif d’«européen», mais seulement de Coran du point de vue des Européens. En islam, il y a certes plusieurs doctrines, mais il y a, en revanche, un seul Coran, tout comme il y a un seul Dieu et un seul prophète. Les différentes versions du Coran qui ont existé avant qu’Othman, le troisième calife, ne les détruise, ne signifient pas qu’il y avait plusieurs Coran. S’il faut attribuer au Coran une référence culturelle, sociale ou territoriale, elle doit être celle dans laquelle il est né, à laquelle il s’est adressé, dont il a parlé la langue et porté la culture. Le Coran est apparu dans une société arabe, révélé [ou inspiré] à un prophète arabe, et s’est exprimé dans la langue arabe. Une arabité qui est rappelée dans plusieurs versets coraniques, tel le verset 2 de la sourate 12 : «Nous l’avons fait descendre un Coran arabe», même si les musulmans se contentent de l’appeler simplement le Coran. Parler d’un «Coran européen» est donc une falsification de l’histoire du Coran et de sa nature.

Les traductions du Coran ne sont pas le Coran. Les traductions sont toujours des interprétations d’un texte et non le texte originel, et le Coran ne fait pas exception à la règle. L’exemple du voile est très parlant dans ce contexte, quand on sait que le terme voile, hidjab en arabe, n’est cité dans aucun des trois versets coraniques qui évoquent une certaine façon de s’habiller pour la femme. Or, la majorité des traductions françaises évoquent le terme voile, ce qui induit en erreur beaucoup de lecteurs du Coran en langue française. Le verset 7 de la sourate 3, «La Famille d’Imran», pose une grande problématique théologique concernant la connaissance du sens des versets implicites, et il est difficile de savoir si le Coran dit que cette connaissance est également possible pour les êtres humains, les savants, ou uniquement pour Dieu. Cette problématique, qui a divisé les musulmans et qui a provoqué d’énormes débats théologiques [lire sur ce sujet Razika Adnani, «Islam : quel problème ? Les défis de la réforme»], disparaît totalement dans les versions françaises du Coran. Cela s’explique par le fait que face aux problématiques qui se posent au sein du Coran, les traducteurs rédigent les textes coraniques selon les positions théologiques pour lesquelles ils optent et effacent ainsi les problématiques qui se posent dans la version originelle du Coran. C’est une des causes importantes qui font que le lecteur du Coran, dans ses versions traduites, n’arrive pas à prendre conscience des problématiques très importantes qui se posent dans la pensée musulmane.

La science n’a pas à se mettre au service du marketing

Certains affirment, en rapportant les propos de M. Tolan, premier responsable du projet, que le titre «Coran européen» a été choisi car le Comité européen de recherche, qui a subventionné le projet, a voulu un titre percutant et porteur. Le problème, c’est que l’idée de «Coran européen» est fausse. Pire, le titre peut induire en erreur des milliers d’Européens qui croiront qu’il y a vraiment un Coran européen. La question qui se pose : pourquoi un projet qui se veut «scientifique» accepte-t-il, pour des raisons de marketing, de défendre et de répandre une idée qui n’est pas réelle et qui comporte des risques ? Pour d’autres, le titre «Coran européen» n’est qu’une image. Je rappelle qu’il ne s’agit pas d’un texte romanesque, mais d’un projet qui se dit «scientifique», et la science a comme objectif la description fidèle de la réalité et non sa transformation selon les circonstances ou les désirs des scientifiques. Pour l’épistémologue et biologiste Claude Bernard, le scientifique interroge le phénomène et écoute sa réponse qu’il transmet ensuite telle qu’elle est. L’honnêteté morale est un des principes de l’esprit scientifique.

L’autre élément qui interroge dans ce projet appelé «Coran européen» est le fait que les responsables considèrent que les études du Coran, réalisées en Europe du Moyen-âge au XIXe siècle, sont la preuve que le Coran a joué un rôle «central» et «important» dans la construction des identités culturelles et religieuses européennes. Il faut bien noter ces deux mots – «central» et «important» – qui montrent que ces chercheurs ne parlent pas d’une simple influence existant entre les cultures.

Il faut souligner que cela concerne l’Europe chrétienne et non l’Europe du Sud-Est, où une partie importante de la population est musulmane depuis le XVI siècle. C’est ce que nous déduisons du fait que les responsables du projet affirment que leur objectif est de remettre en question les perceptions traditionnelles du texte coranique en Europe, ainsi que les identités européennes. Logiquement, cela ne concerne pas l’Europe du Sud-Est, ni ses populations.

Que le Coran ait été étudié, traduit, interprété et analysé par des Européens est un fait historique que personne ne peut nier. Mais cela n’est pas suffisant comme preuve que le Coran ait joué un rôle «central» et «important» dans la construction des identités culturelles et religieuses de l’Europe.

Or, le projet lui-même révèle que les études en question ne sont pas toutes favorables au Coran et que beaucoup sont très négatives, ce qui revient à dire que si certaines ont provoqué une influence, d’autres du rejet. Il est très difficile, dans ce cas, d’affirmer que le Coran a joué un rôle «central» et «important» dans la construction des identités culturelles et religieuses de l’Europe. La réalité culturelle et sociale des sociétés musulmanes, en comparaison avec celle des sociétés européennes chrétiennes [Europe de l’Ouest et du Nord] dément cette affirmation. La connaissance des deux sociétés, c’est-à-dire de celle qui est façonnée par le Coran et de celle qui ne l’est pas, et les différences profondes qui existent entre elles ne valident pas une telle affirmation.

Dans sa Muqqadimma, Ibn Khaldûn considère que parmi les causes de l’introduction de l’erreur dans le travail historiographique, il y a la méconnaissance de la nature des choses. Il est également difficile de croire que l’Europe s’est laissé influencer autant par le Coran, vu les rivalités qui existaient entre les deux cultures, et que l’Occident considérait, à partir du XIIIe siècle, que le monde musulman était celui des vaincus. Or, pour le sociologue et historien Ibn Khaldûn, c’est le vaincu qui imite le vainqueur dans ses habitudes et sa culture et non le contraire. Quand le monde musulman s’est ouvert sur la civilisation occidentale à la fin du XVIIIe siècle, il était étonné de la différence qui existait entre les deux mondes comme le soulignent tous les écrivains musulmans du XIXe siècle.

Si le Coran était un élément constitutif des identités culturelles et religieuses de l’Europe, les musulmans n’auraient pas vu autant de différences. La méthode scientifique consiste à explorer tous les éléments pour éviter au maximum de commettre des erreurs de jugement.

L’effondrement de l’esprit scientifique dans le domaine des sciences humaines

Les chercheurs qui travaillent sur ce projet utilisent, pour défendre leur position, des phrases telles que «nous croyons que» et «nous sommes convaincus que». Or, ni la conviction ni la croyance ne sont des preuves de vérité scientifique, et la recherche scientifique ne doit être orientée ni par la première ni par la seconde. Ce n’est pas le seul problème de crédibilité scientifique que j’ai souligné dans le domaine de l’étude de l’islam, en France en particulier et en Occident en général. Le concept de l’islamisme, tel qu’il a été forgé par les scientifiques, c’est-à-dire comme un islam politique qui serait un mouvement contemporain qui n’aurait rien à voir avec l’islam, est un autre exemple. Il révèle même un effondrement de l’esprit scientifique dans le domaine des sciences humaines.

Pour l’épistémologue Gaston Bachelard, la connaissance scientifique commence par la destruction des idées reçues et des convictions personnelles pour la construire sur l’observation et l’expérience. Il écrit dans son ouvrage La formation de l’esprit scientifique : «L’esprit qui cherche doit lutter contre ses tendances à des faux savoirs, d’autant plus captivants et séduisants qu’ils conviennent aux besoins de l’être humain, dans une épaisse couche entre le corps et l’inconscient.»

Les déductions personnelles subjectives ne sont pas des vérités scientifiques, tout comme les positions politiques ne doivent pas orienter la recherche scientifique, ce que les sciences humaines ont toujours des difficultés à respecter, et Emile Durkheim, dans Règles de la méthode sociologique, avait attiré l’attention du sociologue sur les risques de commettre des erreurs en travaillant dans le champ social.

Le projet du «Coran européen» séduit beaucoup car il défend la diversité. La diversité c’est quelque chose de bien et, d’une certaine manière et à un certain degré, elle est le caractère naturel des cultures humaines dont font partie les religions. Le Coran lui-même porte en lui la Genèse, qui est le premier livre de la Bible, et une partie des Evangiles, et a pris position au sujet des grandes problématiques posées par la théologie chrétienne. Cependant, quelle que soit la vertu de la diversité, cela n’est pas une excuse pour accepter ce que la réalité et la logique ne valident pas.

Pour en finir, critiquer ou défendre une thèse scientifique n’est pas interdit, bien au contraire. Cependant, quand des personnes qui se disent scientifiques préfèrent pour cela des accusations visant les personnes, qu’on traite d’être «Frères musulmans» ou d’«extrême-droite», à la démonstration et à l’argumentation, cela révèle un effondrement de l’esprit scientifique. Le non-respect des principes de l’esprit scientifique n’est pas dans l’intérêt de la recherche scientifique, ni dans celui de la critique académique ou du débat d’idées.

R. A.

Philosophe, islamologue

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